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s’entendre. L’un estimait, selon le mot d’un philosophe, que les petites considérations sont le tombeau des grandes choses, que lorsqu’il s’agit de faire le bien et de ramener la société à l’ordre naturel, un prince doit se mettre au-dessus des petites superstitions et se servir au besoin de sa volonté souveraine pour contraindre ses sujets à être heureux. Le margrave, tout au contraire, joignait à toutes les bonnes intentions une foule de petits scrupules. De son propre aveu, « il n’aimait pas à faire ce qui pouvait être désagréable à ses paysans, en choquant des préjugés reçus depuis longtemps. »

Le marquis l’engageait à prendre pour base de l’impôt unique l’évaluation du produit net par le prix habituel d’achat des terres, ou à le fixer au trentième du produit total pour les terres notées 3e qualité, au vingtième pour toute terre cotée 2e qualité, et au dixième pour celles de 1re qualité. Il lui reprochait de trop se défier de lui-même et de trop compter avec les autres, de pécher par un excès de délicatesse et d’équité, de procéder comme un économiste qui entreprendrait l’exploitation d’une ferme, d’oublier que la parfaite exactitude rend impossibles les opérations d’état et « que l’espoir du mieux absolu tourne en hypothèse et devient l’ennemi du bien. » Il lui représentait que l’impôt foncier tenant lieu de toute autre contribution, contrainte, corvée, et les domaines du prince étant imposés comme les autres, « son peuple l’adorerait et se lèverait la nuit pour gazonner le chemin où il devrait passer, » qu’un jour ses paysans lui sauraient gré de la douce violence qu’il leur aurait faite, qu’ils seraient fiers « d’habiter la terre heureuse devenue le berceau de l’ordre économique social de toute la Germanie, » et que le margrave Charles-Frédéric serait reconnu pour le père et le sauveur des nations. La conscience timorée de Charles-Frédéric s’alarmait facilement, il n’aimait pas les cotes mal taillées, l’équité absolue était sa règle et son dieu, et il n’admettait pas qu’un margrave pût être content quand le dernier de ses sujets ne l’était pas.

Son éloquent contradicteur convenait qu’il est malaisé de faire boire un âne qui n’a pas soif et de gouverner les hommes quand ils ne veulent pas être gouvernés ; mais il pensait qu’on peut leur en donner le goût en les instruisant. Il ne faut pas nous flatter, ce n’est pas nous, ce sont les physiocrates qui ont inventé l’enseignement primaire universel et obligatoire. Ils avaient pour principe que, l’homme étant naturellement bon, les idées fausses, les préjugés inhumains sont la source empoisonnée d’où dérivent tous les maux, les passions égoïstes et les méchantes actions, que les malhonnêtes gens sont de pauvres ignorans qu’on a oublié d’instruire de leurs devoirs et de leurs vrais intérêts, toujours conformes à l’intérêt général.

L’Ami des hommes exhortait Charles-Frédéric à ouvrir dans toutes les paroisses de son margraviat des écoles de garçons et de filles, où seraient enseignées la morale civique et la théorie du produit net, et il