Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1892 - tome 111.djvu/218

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

demandait que les familles qui négligeraient d’y envoyer leurs enfans fussent frappées d’une amende. « J’ose, monseigneur, disait-il, assurer Votre Altesse sérénissime que l’instruction générale et universelle de son peuple est le principal devoir d’un bon prince. Ne croyez pas, ne vous laissez pas dire qu’il sorte des mains de la nature un homme organisé et sain, qui ne soit pas capable de la science de son véritable intérêt. Le peuple n’est brutal et absurde qu’à force d’habitude d’être forcé de l’être pour supporter son état d’asservissement… Tous, si nous devenons un jour humains, sauront lire, écrire et l’arithmétique ; tous enfin devraient d’ici à dix ans voir affiché dans les écoles, les sacristies, les hôtels de ville, le tableau économique (de Quesnay), ne fût-ce que comme un objet de culte terrestre et une amulette contre la maladie épidémique d’inhumanité… Je prie Votre Altesse, disait-il encore, de croire que ma plus grande satisfaction serait de pouvoir aller lui faire ma cour, baigner ses mains de larmes de joie, et j’espère que quand le ciel me permettra cette consolation, je pourrai arrêter un jeune paysan, au hasard dans un village, et qu’il me répondra juste sur la propriété. » A la vérité, il écrivait aussi : « Je sais, monseigneur, combien le papier souffre tout et combien l’administration-résiste à tout… Ce ne peut être qu’à Votre Altesse que la Providence a réservé le grand œuvre de l’humanité. »

Aux amendes près qui répugnaient sans doute à son cœur sensible, Charles-Frédéric approuvait toutes les vues du marquis sur l’enseignement universel. Mais il fallait plus d’un jour pour expliquer aux petits Badois ce fameux tableau économique en trois colonnes, que l’école physiocratique considérait comme « la troisième des grandes découvertes, depuis l’invention de l’écriture et celle de la monnaie. » En attendant, on désirait faire quelque chose, et on ne savait trop comment s’y prendre. Au début, la grande affaire de l’impôt unique s’annonçait bien. On l’avait établi à Dietlingen dès le mois d’avril 1770, et les habitans de ce village s’en louaient si fort que les communes voisines demandaient à en tâter. Malheureusement la bureaucratie, les fonctionnaires de tout étage se prêtaient de mauvaise grâce à ces essais ; ils goûtaient peu « le gouvernement le plus avantageux au genre humain, » et faisaient naître sans cesse de nouvelles difficultés. Pour les résoudre, le marquis proposa au margrave de prendre à son service le gentilhomme Charles de Butré, qui consentit à s’arracher à ses coteaux de la Loire et fit le voyage de Carlsruhe, où il fut reçu à bras ouverts.

Le marquis de Mirabeau n’avait pas eu la main heureuse. Personne n’était moins propre à faire des relevés d’estimation que ce physiocrate tourangeau, dont M. Reuss a écrit la biographie. C’était un mystique, entiché d’alchimie, de magnétisme, de mesmérisme, qui déclarait un jour à Dupont « que malgré tous les charmes de l’état de