Page:Revue des Deux Mondes - 1892 - tome 111.djvu/222

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

chez le même ministre et signés de la même main ou de la même griffe, que pendant les six premiers mois de l’année 1770, certains bureaux avaient encouragé les juges de province à rendre des arrêts contre la liberté du commerce des grains, et que d’autres bureaux du même ministère avaient cassé ces arrêts. Il remarquait que partout la loi contredisait l’usage, que partout l’usage contredisait la loi, que le gouvernement prenait souvent de sages mesures, dont l’exécution restait abandonnée à la volonté souveraine et capricieuse « de mille petites autorités qui se croisaient sans cesse, » qu’on riait des petits abus, qu’on négociait sur les grands, « et que tout allait gaîment, poliment et sans souci vers l’anarchie. » Ce qui est plus insupportable que le despotisme des souverains, c’est la tyrannie des subalternes, et désormais c’étaient les subalternes qui régnaient en France.

« Les ministres, écrivait Dupont, font des édits et des déclarations ; les intendans des finances font des arrêts du conseil, les intendans de province des ordonnances, les cours supérieures des arrêts de règlement, les commis des bureaux des décisions du conseil, les juges inférieurs des sentences. Tout cela est respecté et obéi, quand il s’agit de restreindre la liberté du commerce et des personnes… S’agit-il d’ôter la liberté, le dernier des subdélégués a toute l’autorité nécessaire ; faut-il la donner, le roi lui-même n’est pas assez fort. » M. Le Pelletier de Morfontaine, intendant de la généralité de Soissons, rendit une ordonnance en vertu de laquelle les entrepreneurs de la manufacture d’armes étaient autorisés à faire couper dans toute l’étendue de la province un noyer sur dix. Il avait taxé de son chef chaque arbre de dix pouces de diamètre à un peu plus de dix francs ; il adjugeait aux entrepreneurs les souches avec les troncs, ainsi que les copeaux d’équarrissage dont on ne pouvait faire des fusils, et ne laissait aux propriétaires que les branches.

C’était ce même intendant qui, trois années auparavant, quand Marie-Antoinette vint en France, avait imaginé de faire enlever à plusieurs lieues à la ronde de Soissons tous les arbres fruitiers de vingt-cinq pieds de haut, les uns encore en fleurs, les autres avec le fruit noué, et de les planter sur deux lignes dans les rues de la ville, en faisant courir d’une branche à l’autre des festons de papier doré. On avait beaucoup admiré cette ingénieuse galanterie de M. de Morfontaine. « Cette avenue d’arbres fruitiers, disait-on, est une allusion charmante au fruit que la France attend de Mme la Dauphine. » Le galant intendant s’était moins soucié de la fécondité de la plaine de Soissons. « Il est demeuré, disait Dupont, en possession d’être un très joli homme. Pourquoi donc voudrait-on qu’il eût plus de respect pour les noyers de l’année 1773 et suivantes que pour les pommiers, pruniers et cerisiers de l’année 1770 ? »

Dupont ajoutait : « Ce n’est ici qu’une ordonnance locale comme il