Page:Revue des Deux Mondes - 1892 - tome 111.djvu/223

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

s’en fait des milliers que le public raisonneur et philosophe ignore, dont le public brillant et puissant de la ville et de la cour esquive et brave les coups, et qui n’en sont pas moins exécutées à la rigueur contre le public des campagnes, qui forme le véritable public et celui dont la prospérité et l’infortune décident du sort de la société entière. » M. Knies a fait dans son introduction une peinture un peu trop noire de la condition du paysan français au XVIIIe siècle. Il s’en est trop rapporté aux physiocrates, toujours portés à l’exagération et au pessimisme, toujours enclins à s’écrier : tout est perdu. L’ami des hommes convenait lui-même dans l’occasion que tout n’était pas perdu. Le 1er juillet 1771, il écrivait de Provence à Charles-Frédéric : « Combien de beaux pays j’ai traversés ! .. Les rives de l’Yonne et de la Saône sont des magasins de richesses et paraissent résister à nos erreurs. Ce blé-là, me disais-je, ne sait rien de ce qui se passe à Paris. » M. Knies n’en a pas moins raison d’observer que les paysans, qui sont l’élément le plus conservateur des sociétés, furent les agens les plus déterminés, les plus ardens de la révolution française, que par ses violences et ses jacqueries, le paysan révolutionnaire obligea la Constituante à aller beaucoup plus loin qu’elle ne voulait. Voltaire avait répondu plus d’une fois aux pessimistes que la nation était active et industrieuse, qu’elle ressemblait aux abeilles, qu’on leur prend leur cire et leur miel, et que le moment d’après elles travaillent à en faire d’autres. Les abeilles finirent par se fâcher ; elles entendaient garder leur miel et leur cire et que la ruche fût à elles.

Parmi toutes les lettres de Dupont de Nemours, les plus remarquables, les plus précieuses sont celles qu’il écrivait au fils du margrave le 15 janvier et le 1er février 1783 pour lui donner « le mot d’une énigme, » en lui expliquant comment un aussi bon roi que Louis XVI avait pu se décider si facilement à renvoyer un aussi bon ministre que Turgot, seul médecin capable de guérir la France de ses erreurs et de ses maux. Il commençait par énumérer tous les redoutables ennemis que s’était faits en peu de temps ce grand homme de bien, dont il avait été le confident et l’ami et qui s’était promis de redresser tous les abus sans égards pour ceux qui en vivaient.

Turgot avait contre lui le parlement, que Louis XVI avait eu le tort de rappeler sans lui imposer ses conditions « et dans lequel avait pénétré la mode anglaise de se faire chef de l’opposition pour être ensuite acheté par la cour. » Il avait contre lui le clergé, qui ne pouvait lui pardonner d’avoir collaboré à l’Encyclopédie, les financiers que sa vertu effarouchait, tous les courtisans, tous les privilégiés, tous les monopoleurs et un prince du sang. M. le prince de Conti, M. le cardinal de La Roche-Aymon, grand-aumônier, ainsi que le grand-prévôt de France ne pouvaient se résigner à l’abolition des jurandes. Le premier, en sa qualité de grand-prieur, louait dans l’enceinte du Temple le