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ses Masaccio : les Palestrina, les Vittoria, les Allegri, tous les grands créateurs d’un style, que nul autre style n’a jamais égalé. Je crois que la pensée chrétienne a trouvé dans ce mode d’expression musicale un signe aussi exact, aussi conforme à son essence, aussi adéquat à elle-même, que dans les lignes architecturales de l’arc roman et de l’ogive. Contre l’interprétation palestrienne du christianisme, nulle autre ne saurait prévaloir. Après la messe brève ou les Improperia, écoutez la messe de Bach ou celle de Beethoven (je prends à dessein très haut mes exemples) : vous trouverez peut-être en l’une de la scolastique ; en l’autre, de la philosophie, en toutes deux trop de bruit, et de personnalité humaine. A côté de ces augustes prières, tous les chefs-d’œuvre, et les plus divers, pâlissent : le Requiem de Verdi ressemble à un mélodrame ; le Stabat de Pergolèse, à une élégie ; celui de Rossini, à une contredanse. L’autre jour, un motet de Bach, succédant à trois répons de Vittoria, a paru presque mondain. Qu’aurait-on pensé de Marie-Madeleine ?

Qu’est-ce donc qui donne à cette musique un caractère aussi profondément religieux ? Sa nature d’abord, et puis les conditions dans lesquelles elle veut être exécutée. Exclusivement vocale, aucun instrument, pas même l’orgue, ne l’accompagne. Or, on ne saurait trouver entre l’âme et Dieu de plus direct et de plus pur intermédiaire que la voix. De profundis clamavi. C’est toujours un cri humain qui monte le premier de l’abîme. Et puis l’acoustique spéciale des nefs ne convient qu’au chant : dans une église, le plus bel orchestre du monde s’amaigrit et se perd ; quatre voix, au contraire, emplissent les voûtes. Ces voix, comme les grands maîtres sacrés ont su les employer ! A quelles évolutions, à quelles ondulations lentes ! Comme elles s’épanchent en flots abondans, jamais précipités, qui tour à tour grondent et murmurent 1 Souvent une note commence par résonner seule ; une autre vient se poser à côté d’elle ; puis une autre, une autre encore ; elles forment un accord et le tiennent quelques instans, heureuses de vibrer ensemble et se complaisant dans leur harmonieuse association. Bientôt elles se séparent, suivant chacune son chemin à travers le merveilleux contrepoint où les lignes s’éloignent et se rapprochent, où les couleurs s’opposent et se fondent comme dans une rosace gothique aux vitraux changeans.

A Saint-Gervais, les chanteurs étaient invisibles, ainsi qu’ils doivent l’être pour exécuter cette musique, et d’une haute tribune leurs chants descendaient lentement. Les accords, enchaînés sans interruption, flottaient dans l’atmosphère, pareils à des voiles légers, ou plutôt ils semblaient l’atmosphère elle-même, car on ne respirait qu’harmonie. Et toujours revenaient de grands mots douloureux. Cruciftxus, répétait avec une angoisse poignante un motet d’Antonio Lotti, vous savez, Lotti le Vénitien, l’auteur de l’air fameux :