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Page:Revue des Deux Mondes - 1892 - tome 111.djvu/311

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docilité de la main qui la fait répondre à tous les mouvemens de l’esprit[1].

Une dernière différence achève de séparer la peinture des mathématiques : la différence de leur objet même. Les mathématiques négligent la qualité, la diversité des formes, tout ce qui fait leur charme individuel. « Si la géométrie ramène toute surface entourée de lignes à la figure du carré et tout corps à la figure du cube, si l’arithmétique fait de même avec ses racines carrées et cubiques, c’est que ces deux sciences n’ont pour objet que la quantité continue et discontinue ; mais elles n’ont aucun souci de la qualité, qui est la beauté des œuvres de la nature et l’ornement du monde (§ 17). » La peinture, au contraire, est une science de la qualité. « Si tu méprises la peinture, qui seule imite toutes les œuvres visibles de la nature, certes tu méprises une belle invention qui, avec une spéculation philosophique et subtile, considère toutes les qualités des formes, mers, campagnes, plantes, animaux, herbes et fleurs, et vraiment elle est science et fille légitime de la nature. » Si la peinture est science, il faut dire que la science comprend, outre l’esprit de géométrie, l’esprit de finesse, outre l’intelligence des rapports qui peuvent être calculés, le sentiment des rapports complexes qu’enveloppe l’unité de la vie, comme si l’amour n’était qu’un jugement plus prompt dont les termes ne sont pas démêlés.

Comment sortir de ces difficultés ? Il suffit de rétablir le lien de ces pensées dispersées. Léonard a le sens très net de ce qui seul peut satisfaire l’entendement : la science a pour objet la quantité, pour méthode l’analyse, pour idéal la mathématique. C’est déjà le langage de Descartes. Considérée dans ses seuls rapports à la perspective, au clair-obscur, la peinture peut rentrer dans cette définition rigoureuse de la science. Mais c’est la regarder encore du dehors, dans ses conditions, dans ses moyens plutôt qu’en elle-même. Ce qu’elle cherche dans les formes, c’est leur harmonie, ce qui les fait expressives du sentiment et de la vie. La beauté a ses degrés, la qualité ses nuances, les formes leur hiérarchie : le caprice n’est pas seul à en décider. N’est-ce pas qu’il y a comme une science des harmonies réelles, science où le jugement se mêle à l’émotion jusqu’à ne s’en plus distinguer. La peinture, à ce titre, n’est plus une science mathématique, elle est une science de la

  1. C’est un trait commun à tous les maîtres de la Renaissance qui ont écrit sur leur art de ne pas insister sur les dispositions naturelles qui distinguent l’artiste, de se borner aux règles de la technique, à l’exposé de ce qui peut s’enseigner et s’apprendre. Ce n’est pas qu’ils croient que la poétique fasse le poète, c’est qu’il est entendu qu’elle n’a de sens que pour lui.