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qualité. Mais elle n’est pas une science inerte, purement contemplative, elle ne s’achève que par la réalisation de la beauté. Ainsi la peinture mathématique, si j’ose dire, n’est qu’un moyen, elle n’a de valeur que par le sentiment de la beauté, qui lui-même n’a tout son prix que par l’œuvre où il se réalise. L’art n’est pas sacrifié à la science, qui lui est subordonnée comme le moyen l’est à la fin. Léonard proclame une fois de plus la vérité qui fait l’unité de sa vie : la pensée n’analyse ce qui est, que pour réaliser ce qui doit être ; l’objet de la science, c’est de relier l’idéal au réel par le possible.


II

Si l’art se confondait avec la science, la peinture ne serait qu’une construction mathématique des formes, un ensemble de procédés mécaniques permettant, par une sorte de mise au point, de reproduire à coup sûr les objets naturels. Cette niaiserie n’était pas pour tenter le Vinci. S’il veut que la peinture soit une science, c’est précisément parce qu’il ne veut pas qu’elle soit une pratique machinale (§ 404). La science ne se distingue pas de l’esprit qui la possède, elle est cet esprit même, enrichi de nouveaux moyens d’action qu’il varie selon ses fins. Le peintre doit être universel (§ 52), ne pas se limiter au nu, à la tête, au paysage ; à répéter toujours la même chose, il tomberait dans la routine ; sa main agirait seule, sans le concours de la pensée. Que le peintre travaille solitaire, sans compagnons (§ 50) ; toujours attentif, qu’il multiplie ses observations, « que sa pensée se varie en autant de raisonnemens que sont les figures des objets remarquables qui lui apparaissent, qu’il arrête ces formes, les note et en tire des règles selon les circonstances, le lieu, les lumières et les ombres. » La peinture est « chose mentale. » Qui renonce à la dignité de l’esprit pour se réduire à l’état de machine se rend incapable d’invention, abaisse son talent en s’abaissant lui-même.

C’est en dernière analyse l’intelligence de la fin de l’art qui nous donnera l’intelligence de ses procédés techniques. Quelle est donc, pour le Vinci, la fin véritable de la peinture ? Ce que vous trouvez d’abord dans un tableau, ce sont les images des objets qui frappent vos yeux dans le spectacle des choses. La peinture est un art d’imitation, « elle représente directement les œuvres de la nature, elle n’a besoin ni d’interprètes, ni de commentateurs (§ 7). » Mais cette imitation est déjà un chef-d’œuvre de l’art : sur la toile, par le jeu des lignes fuyant en un même point, par la graduation savante des lumières et des ombres, il faut donner l’illusion du relief, de la distance et de la profondeur. Si la sculpture le cède à la