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regrettait la perte d’une main-d’œuvre à bon marché et relativement docile, ou facile à rendre telle, n’hésita pas à tenter de rétablir, avec la transportation, le vieux système de cession des condamnés aux concessionnaires et locataires des domaines de la couronne. C’était une trop bonne occasion de faire entretenir les forçats des trois royaumes par les colons australiens, pour que l’on pût laisser échapper une si excellente spéculation. Mais le gouvernement métropolitain, accoutumé à considérer son intérêt personnel avant celui de ses colonies et à tenir pour peu de chose l’opinion de leurs habitans, avait cependant, cette fois, compté sans son hôte. A la nouvelle de cette tentative de retour vers un passé que tous s’empressaient d’oublier et dont chacun s’efforçait de faire disparaître la trace, l’indignation publique ne connut plus de bornes. Parkes, Lang, Martin, et d’autres représentans, prirent en main la cause du pays et forts de l’appui unanime que leur donnait l’expression populaire énoncée dans un meeting de plus de 35,000 personnes, réunies pour protester et s’opposer au débarquement des prisonniers amenés à Sydney par le navire Hashemy, ils se rendirent en députation près du gouverneur, pour lui notifier la décision du peuple. L’Hashemy dut reprendre le chemin de l’Angleterre, et débarqua sa triste cargaison, en passant, au cap de Bonne-Espérance. Le gouvernement populaire allait prendre la place de l’administration impériale, qui jusque-là ne se hâtait pas trop d’accorder à ses colonies les libertés constitutionnelles qu’elles réclamaient à grands cris.


IV

La colonisation de l’Australie et son occupation par les colons, riches, sérieux et pratiques dont nous avons parlé tout à l’heure, avait atteint, à l’époque à laquelle nous sommes arrivés, des proportions considérables. Ce système avait son bon et son mauvais côté. Sans doute, il en résultait pour le pays des progrès matériels très grands ; mais il en était autrement au point de vue de l’avenir social de cette nouvelle communauté. Il y avait une tendance trop marquée à la création de classes entre lesquelles il ne pouvait se former aucun lien d’intérêt commun. Entre les deux extrêmes de cette organisation sociale, les grands propriétaires et locataires des domaines de la couronne et leurs serviteurs forcés, il ne pouvait y avoir d’autres relations que celles du maître à l’esclave, du brahmin au paria. L’ouvrier libre, qui peu à peu remplaçait ce dernier, s’il occupait une place un peu plus élevée dans l’échelle sociale, ne pouvait cependant diminuer la distance qui