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Page:Revue des Deux Mondes - 1892 - tome 111.djvu/460

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de l’aube future. Le juif a reconnu son messie, l’Égyptien a retrouvé l’Apis, le poète romain a entrevu le siècle d’or et le nouveau cycle qui naît. Misère ! le cri se meurt, le voile du temps retombe sur les choses qui peut-être existent déjà ; car le temps n’est sans doute qu’un rideau qui se tire lentement, à chaque pas de l’homme, sur les réalités cachées à nos yeux ; demain existe comme hier ; seulement, pour nos ridicules regards, demain est invisible et hier est perdu.

Dans mon long voyage à travers les erreurs humaines, j’ai cru un instant à la métempsycose ; je pensais alors, en cherchant le châtiment réservé aux grands criminels, que ce devait être de revivre aux époques de transition. Est-il un pire supplice que celui de flotter dans le vide du temps, avec une moitié de son âme retenue au passé, une moitié entraînée vers l’avenir ? C’est l’angoisse des nuits en mauvaise mer, quand le feu du port d’embarquement a disparu, quand on ne distingue pas encore le feu du port d’arrivée. Il eût été si doux de demeurer au foyer des ancêtres, sans inquiétude et sans trouble, aimant ce qu’ils aimaient, croyant ce qu’ils croyaient, content des vieux horizons et des anciens bonheurs ! Il serait si bon d’aborder au rivage pressenti, de s’enflammer pour la foi nouvelle, de s’endormir dans la certitude de nos fils, quand celle de nos pères nous a manqué ! Mais rien : une saison ingrate, entre la fleur des croyances qui a péri et le fruit de la science qui n’est pas formé. Ce fut notre lot, à nous tous, voilà ce dont notre siècle a souffert ; mon maître Philon nous comparait fort bien à cette génération d’Hébreux qui mourut au désert, avec le regret des beaux champs d’Egypte et l’espoir toujours déçu de la terre promise.

Telle était la condition de mon âme quand j’arrivai au milieu de la vie, tourmenté par cette force qui pousse chacun de nous à faire œuvre d’humanité, qui s’irrite lorsque l’œuvre à faire n’apparaît pas. Autour de moi, des amis plus heureux la trompaient en s’adonnant à l’éloquence et aux arts. J’estimais pour ma part que c’étaient là de vains passe-temps ; l’éloquence et les arts me paraissaient des moyens excellens pour servir une idée, insuffisans à la remplacer quand elle n’existe pas. Je quittai la molle Alexandrie, ses plaisirs énervans et les disputes de ses écoles : j’espérais trouver à Rome de plus viriles occupations. Rome ne m’offrit que les mêmes plaisirs, les mêmes futilités, le mensonge d’une grandeur évanouie. En d’autres temps, l’activité du Forum m’eût tenté : dans l’universel déclin des cœurs, il n’y a plus d’échos au Forum que pour les cris de la plèbe stupide ou pour la voix solitaire de César. Je voulus voir l’Asie et vos académies : je