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Page:Revue des Deux Mondes - 1892 - tome 111.djvu/498

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vivent en société et dans un État, nulle étude n’est si importante ; il n’y a qu’elle pour leur fournir une idée précise et prouvée de la société et de l’État, et c’est dans les écoles de droit que la jeunesse cultivée vient chercher cette idée capitale. Si elle ne l’y trouve pas, elle en invente une à sa fantaisie. Aux approches de 1789, l’enseignement du droit, suranné, étriqué, déserté, tombé dans le mépris, presque nul[1], n’offrait aucune doctrine fondée et accréditée qui pût s’imposer aux jeunes esprits, remplir leur vide, empêcher la chimère d’entrer. Elle entra : c’était l’utopie antisociale de Rousseau, son contrat social anarchique et despotique. Pour l’empêcher de rentrer, le mieux serait de ne pas retomber dans la même erreur, de ne pas laisser le logis vacant, d’y installer d’avance un occupant à poste fixe, de veiller à ce que ce premier occupant, qui est la science, puisse représenter à toute heure ses titres de propriétaire légitime, sa méthode analogue à celle des sciences naturelles, ses études de détail sur le vif et dans les textes, ses inductions limitées, ses vérifications concordantes, ses découvertes progressives, afin que, devant tout système aventureux et dépourvu de ces titres, les esprits se ferment d’eux-mêmes ou ne s’ouvrent que provisoirement, et toujours avec la précaution de demander à l’intrus ses lettres de créance : voilà le service social que rend l’enseignement du droit, quand on le donne à l’allemande, de la façon que Cuvier vient de décrire. Avant 1789, dans l’université de Strasbourg, en France, on le donnait ainsi ; mais, en cet état et avec cette ampleur, il n’est pas de mise sous le nouveau régime, encore moins que sous l’ancien.

Quand Napoléon se prépare des juristes, c’est pour avoir des exécutans, non des critiques ; ses Facultés lui fourniront des hommes capables d’appliquer ses lois, mais non de les juger. Par suite, dans l’enseignement du droit tel qu’il le prescrit, point d’histoire, ni d’économie politique, ni de droit comparé ; nul exposé des législations étrangères, du droit féodal, coutumier,

  1. Liard, l’Enseignement supérieur en France, 71, 73. « Dans les écoles de droit, disent des cahiers de 1789, il n’y a pas la cinquantième partie des élèves qui suivent les cours des professeurs. » — Fourcroy, Exposé des motifs de la loi concernant les Écoles de droit, 13 mars 1804. « Dans les anciennes Facultés de droit, les études étaient nulles, inexactes ou rares, les leçons négligées ou non suivies ; on achetait des cahiers au lieu de les rédiger soi-même ; on était reçu après des épreuves si faciles qu’elles ne méritaient plus le nom d’examens ; les lettres de baccalauréat et de licence n’étaient véritablement qu’un titre qu’on achetait sans études et sans peine. » — Cf. les Mémoires de Brissot et les Souvenirs de M. X.., tous les deux étudians en droit avant 1789. — M. Léo de Savigny, dans son livre récent, Die Franzosischen Rechtsfacultdten (p. 74 et suiv.), a recueilli d’autres témoignages non moins décisifs.