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notre belle France. » En 1806, M. de Tracy, ne pouvant imprimer en France son Commentaire sur l’Esprit des lois, l’envoie au président des États-Unis, Jefferson, qui le traduit en anglais, le publie sans nom d’auteur et le fait enseigner dans ses écoles[1]. Vers la même date, défense de réimprimer le Traité d’économie politique de J.-B. Say, dont la première édition, publiée en 1804, a été vite épuisée[2]. En 1808, toutes les publications de statistique locale et générale, jadis provoquées et dirigées par Chaptal, sont interrompues et s’arrêtent ; Napoléon exige toujours qu’on lui fournisse des chiffres, mais il les garde pour lui ; divulgués, ils seraient incommodes, et désormais ils deviennent un secret d’État. À propos des livres de droit, même techniques, contre un Précis historique du droit romain, mêmes précautions et mêmes sévérités. « Cet ouvrage, dit la censure, pouvait donner lieu à comparer la marche de l’autorité sous Auguste avec ce qui s’est passé sous le règne de Napoléon, de manière à produire un mauvais effet sur l’opinion[3]. » En effet, rien de plus dangereux que l’histoire, car elle se compose, non de propositions générales, inintelligibles, sauf pour les méditatifs, mais de faits particuliers, accessibles et intéressans pour le premier venu.

C’est pourquoi, non-seulement la science des sensations et des idées, le droit philosophique et le droit comparé, la politique et la morale, la science des richesses et la statistique, mais encore et surtout l’histoire doit être dépendante et gouvernée ; en particulier, l’histoire de France est une chose d’État, un objet de gouvernement ; car aucun objet ne touche le gouvernement de plus près ; aucune étude ne contribue si efficacement à fortifier ou affaiblir les idées et les impressions qui déterminent pour ou contre lui l’opinion publique. Il ne suffit pas de surveiller cette histoire, de la réprimer au besoin, d’empêcher qu’elle ne soit mauvaise ; il faut encore la commander, l’inspirer et la faire, pour que sûrement (1)

  1. Mignet, Notices et Portraits. (Éloge de M. de Tracy.)
  2. J.-B. Say, Traité d’économie politique, 2e édition, 1814. (Avertissement) : « La presse n’était plus libre : toute représentation exacte des choses devenait la censure d’un gouvernement fondé sur le mensonge. »
  3. Welschinger, p. 160 (24 janvier 1810). — Villemain, Souvenirs contemporains, t. Ier, p. 180. À partir de 1812, « il est d’une exactitude littérale de dire que toute émission de la pensée écrite, toute mention historique, même la plus lointaine et la plus étrangère, devint une chose aventureuse et suspecte. » — Life and Correspondance of sir John Malcolm, by Haye, II, 3. (Journal de sir John Malcolm, 4 août 1815, visite à Langlès, l’orientaliste, éditeur de Chardin, auquel il a ajouté des notes, dont une fausse sur la mission en Perse de sir John Malcolm.) — « Il me dit d’abord qu’il avait suivi un autre auteur ; ensuite il s’excusa en alléguant le système de Bonaparte, dont les censeurs, dit-il, non-seulement effaçaient certains passages, mais en ajoutaient d’autres qu’ils croyaient utiles à ses projets. »