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passion ce philosophe dont la doctrine occupait tout son esprit ; il le faisait traduire en français. Le traducteur, qui peinait sur son travail, insinue timidement au prince qu’il ferait peut-être bien de lire l’œuvre dans l’original : « Oserai-je, Monseigneur, vous faire part d’une découverte que j’ai faite dans mon petit travail ? J’ai cru m’apercevoir que la langue allemande est plus propre aux raisonnemens métaphysiques que la langue française. » Frédéric répond qu’il a eu la curiosité de regarder le texte allemand, et qu’il n’a pas trouvé que l’original ait rien perdu en passant par les mains du traducteur. Lire dans sa langue, il appelle cela de la curiosité ! Et pourtant le traducteur avait raison cent fois. Les Allemands, laborieux et profonds, comme disait Frédéric, ont pénétré fort avant dans les questions obscures, et leur langue a trouvé des mots que nous n’avons point pour exprimer les nuances de l’insaisissable ; mais l’insaisissable n’est pas du domaine de l’action. La phrase allemande suit languissamment l’idée dans son évolution ; elle tourne et retourne en incidentes autour des objections comme un flot autour de récifs, point pressée, pas même soucieuse d’arriver. La langue allemande est une langue de recherches et de doute. Elle est le reflet de la nature et de l’histoire de l’Allemagne, du pays aux fleuves lents et parallèles, aux frontières qui flottent, et dont la constitution politique semblait être la solution d’un problème ainsi posé : étant donnée une nation douée de forces abondantes, trouver les moyens les plus propres à stériliser ces forces.

Notre phrase va du sujet au verbe, du verbe au complément, du point de départ au but. A l’homme qui délibère une action, elle fournit un délibéré rapide à solution prompte.


III

Lorsqu’il parle des occupations de Rheinsberg, Frédéric les distingue en deux classes : les agréables, comme la culture des lettres et des arts, et les « solides, » celles qui préparent « aux devoirs essentiels, » et il donne toujours à celles-ci la préférence. En quoi, il est parfaitement sincère, car sa vie d’homme de lettres est chose légère et presque futile, en comparaison de sa vie morale, qui fut intense et profonde.

Au moment où il arrive à Rheinsberg, il vient, à ce qu’il me semble, d’arrêter ses comptes avec la religion. Il a proposé au pasteur Achard, un des très rares ministres de l’évangile auquel il témoignait quelque estime, les textes de deux sermons à prêcher devant lui : « Ces paroles nous ont été données de Dieu, » et « La croix de Jésus est en horreur chez les Juifs et ridicule aux païens ; »