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Page:Revue des Deux Mondes - 1892 - tome 111.djvu/552

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dans leur gloire, continuaient d’administrer le monde et de le pétrir à leur image ; ils amollissaient savamment les nations soumises, leur enseignaient les arts, leur communiquaient leurs vices et détendaient chez elles le ressort de l’âme. Les vaincus nommaient civilisation, humanitas, dit Tacite à propos des Bretons insulaires, ce qui était « servitude ; » les frontières de l’empire étaient si loin maintenant que le bruit du flot montant des barbares venait à peine jusqu’à Rome ; à peine assez distinct pour servir d’aiguillon au plaisir et faire trouver les rhéteurs plus ingénieux, le cirque plus émouvant, les rousses courtisanes plus divines. Les Romains étaient arrivés à cette période des empires penchans où les calamités ne provoquent pas le réveil des énergies, mais rajeunissent seulement la saveur des voluptés.

Pendant ce temps, bien loin vers le nord, les Germains, sans cesse en lutte contre leurs voisins et en guerre les uns contre les autres, sans richesse ni culture, ignorans et sauvages, entretenaient leur force et gardaient leur férocité. Ils détestaient la paix, méprisaient les arts et, pour toute littérature, avaient des chants de guerre et des chansons à boire. « Ils ne s’intéressent qu’à la chasse et à la guerre, disait César ; dès la plus tendre enfance, ils s’appliquent à s’endurcir physiquement. » Ils étaient peu ingénieux, ils apprenaient plus difficilement que les Celtes ; ils étaient violens et passionnés. Le peu qu’on sait de leurs mœurs et de leur caractère fait deviner des âmes ardentes, susceptibles de grands élans joyeux, avec un fond sombre comme l’impénétrable forêt, triste comme la mer grise. Pour eux, les bois sont hantés, l’ombre des nuits est peuplée d’esprits redoutables ; dans les marais s’enroulent des monstres quasi-divins. « Ils adorent les démons, » écrivent d’eux, avec une sorte d’effroi, les chroniqueurs chrétiens. Ces barbares sont capables de poèmes lyriques, mais non de récits charmans ; capables de joie, mais non de gaîté : natures puissantes, mais incomplètes, à qui il faudra, pour qu’elles arrivent à un perfectionnement rapide, le mélange du sang et le mélange des idées. Ils allaient trouver dans l’île de Bretagne cette double greffe, et un incomparable développement littéraire devait en être le résultat. Ils partent donc pour accomplir leur œuvre et suivre leur destinée, ayant sans doute beaucoup à apprendre, mais ayant eux-mêmes quelque chose à enseigner aux peuples qui s’amollissaient, le sens d’un mot inconnu avant eux, le mot « guerre. » Après le temps des invasions, on ne devait plus être en Europe « belliqueux » qu’en poésie ; minuscule phénomène, symbole de terribles transformations.

Une fois cette masse humaine entrée en mouvement, rien ne