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impossible ; que ce soit leur excuse. Détruire un peuple entier par l’épée dépasse les forces humaines, et il n’en est pas d’exemple. Or, nous savons, d’une part, que la Bretagne avait, dès le temps de César, une population très dense : hominum infinita multitudo, dit-il dans ses Commentaires ; d’autre part, que les envahisseurs se trouvaient en présence d’une race intelligente, laborieuse, assimilable, dressée par les Romains à être utile. Le premier fait écarte a priori l’hypothèse du massacre général ; le deuxième, l’hypothèse d’une expulsion totale ou d’une disparition par voie d’extinction.

Dans la réalité, tous les documens qui nous sont parvenus et toutes les vérifications qu’on a pu faire contredisent la théorie d’une annihilation de la race celtique. D’abord, on ne peut supposer une destruction systématique après l’introduction du christianisme parmi les Anglo-Saxons, événement qui eut lieu à la fin du VIe siècle. Ensuite, les chroniqueurs ne parlent de massacres complets de toute une population que pour deux cités : Chester et Anderida ; et l’on peut vérifier, même aujourd’hui que, pour l’un de ces points, la destruction fut en effet complète, puisque cette dernière ville n’a jamais été reconstruite et qu’on en connaît seulement l’emplacement. Si les chroniques ont fait une mention spéciale de ces deux massacres, c’est apparemment qu’ils étaient exceptionnels. Conclure de la destruction d’Anderida au massacre de toute une race serait aussi peu raisonnable que de supposer l’anéantissement de tous les Gallo-Romains, par la raison qu’on a découvert en France, à Sanxay, les ruines d’une ville gallo-romaine, avec un théâtre pour 7,000 personnes, dans un endroit aujourd’hui inhabité. Les fouilles exécutées de notre temps en Angleterre ont montré de plus, dans un grand nombre de cimetières, même dans la région appelée autrefois Littus saxonicum, celle où le peuplement germanique fut le plus dense, Bretons et Saxons dormant côte à côte, et rien ne saurait mieux prouver qu’avant l’heure du repos, ils avaient dû vivre aussi côte à côte. S’il y avait eu destruction, les victimes n’auraient pas eu de sépulcres ; ou, si elles en avaient eu, ils ne se rencontreraient pas mêlés à ceux des meurtriers.

On ne peut, de même, s’expliquer que par la préservation de la race préétablie le changement des mœurs et le rapide développement des peuples anglo-saxons. Ces pirates, naguère vagabonds, perdent le goût des aventures maritimes ; ils ne construisent plus de navires ; leurs querelles intestines suffisent désormais à satisfaire leurs penchans guerriers. D’où vient donc l’apaisement relatif des instincts de cette race fougueuse ? De la fécondité du sol largement défriché qu’elle occupe maintenant et des facilités qu’elle