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expérimenté et pour un peintre ému ! Sur les hauts plateaux de Tusculum, qu’entoure, à l’horizon, un cercle de montagnes boisées, dans la paix lumineuse d’une douce journée d’automne, Xicéron lit à quelques amis des passages de son œuvre. Des vieillards, des jeunes gens, assis ou étendus sur l’herbe, écoutent avec recueillement. Ces personnages sont de grandeur naturelle, et M. Lebayle les a étudiés dans leurs attitudes, dans leurs types, dans leurs expressions, avec une conscience qui se marque dans la vérité de quelques morceaux. Le dessin ne manque pas, par instans, de grandeur ni même d’une certaine noblesse. Malheureusement, toutes ces qualités ne produisent aucun effet, tant l’ensemble est terne et gris, froidement et péniblement travaillé. M. Lebayle revient d’Italie ; aucun des maîtres qu’il y a vus, depuis les initiateurs jusqu’aux décadens, depuis Mantegna et Ghirlandajo jusqu’à Pietro de Cortona et Tiepolo, ne lui a pourtant appris à peindre si timidement.

Dans son énorme toile qui occupe le fond du grand salon ouest, les Conquérans, M. Fritel s’est, de toute évidence, efforcé avec plus d’énergie de hausser son style au niveau de sa conception qu’il croyait être une conception épique. M. Fritel n’est pas le premier venu ; la suite de ses œuvres, peu nombreuses, toutes empreintes de la même conviction, prouve, chez lui, une de ces volontés suivies qui deviennent rares. Il ne poursuit pas la popularité, il ne craint pas le ridicule : c’est une force. En 1885, il obtint un succès, mérité. Avec ses Conquérans, il a voulu frapper un grand coup ; il est clair que le génie lui a manqué ; pour donner tout l’effet voulu à une pareille conception, ce ne serait pas trop du pinceau éclatant et passionné d’un Rubens ou d’un Delacroix ; or, si le talent de M. Fritel a de la conviction, de la correction, de la grandeur même et le sens de l’héroïque, il manque tout à fait d’éclat. Figurez-vous les tueurs d’hommes les plus fameux, César en tête, à cheval, entre Rhamsès et Alexandre debout sur leurs chars, puis, derrière eux, Charlemagne, Napoléon, Tamerlan, Gengis-Khan et les autres, s’avançant sur nous, de face, trois par trois. Tout ce cortège, en longue, massive, pesante procession, marche sous un ciel épais et noir, dans une interminable plaine, entre une double rangée de cadavres, blancs et nus, allongés régulièrement sur le sol côte à côte. La vision est puissante et, pour la rendre émouvante, il n’eût fallu qu’un peu d’ardeur dans l’exécution. Par malheur, héros et montures, aussi blancs et froids que les cadavres, demeurent pétrifiés dans leur immobilité sculpturale ; les cadavres eux-mêmes, propres et bien lavés, sans mutilations ni plaies, semblent des pièces d’anatomie rangées sur un dallage d’amphithéâtre, les victimes d’une épidémie, plus que celles de la