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Blot riposta avec aigreur, on réussit à l’apaiser, mais tout d’un coup elle s’avise de remarquer que Mme de Genlis n’a pas ouvert la bouche et lui demande pourquoi elle ne donne pas son avis comme les autres personnes. La jeune comtesse répondant qu’elle n’a lu ni la Nouvelle Héloïse, ni Emile, son interlocutrice se récrie, observe d’un ton sarcastique que c’est là une singulière prétention et s’attire cette mercuriale : « Non, madame, je vois trop souvent des prétentions ridicules pour en avoir moi-même. Je n’ai point lu ces deux ouvrages, parce que je sais qu’ils ne sont pas faits pour mon âge ; quand j’aurai le vôtre, madame, je les lirai, parce qu’ils contiennent, dit-on, d’excellentes choses, et que je pourrai alors en parler sans blesser la bienséance. » Mme de Blot, furieuse, hasarda une nouvelle attaque, eut encore le dessous, bouda, tandis que Mme de Genlis, que la société du Palais-Royal avait trouvée fort timide jusque-là, conquit du coup plusieurs admirateurs et se fit une ennemie qui ne lui pardonna jamais. Certes, la réponse était sanglante, mais elle ne vaut pas celle de Mme de Laborde à la princesse Borghèse, qui lui demandait son âge : « Il m’est impossible de répondre à Votre Altesse, je suis plus jeune qu’elle. »

Au moins la conversation de cette cour n’a point ce caractère frivole qu’elle va prendre ailleurs ; comme dans les vrais salons du siècle, elle s’élève sans effort aux sujets les plus graves, que des anecdotes choisies et de piquantes réflexions viennent égayer à propos. J’imagine qu’on n’y chantait point cette chanson des Chaises percées, appelées par l’auteur : les baronnes, dont, paraît-il, les dames de la cour raffolèrent, mais on y racontait des histoires que Mme de Genlis mettra plus tard à profit, et qui, rassemblées, formeraient de bien aimables dialogues. J’entends par exemple, au milieu d’une belle discussion sur l’influence des passions, la marquise de Polignac se divertir de M. de Croy, l’Invalide de Cythère, un vieillard éclopé, goutteux, portant beaucoup de bijoux gothiques et des tabatières à secret, regardant les jaunes femmes avec une froideur mélancolique, et vantant avec extase les beautés célèbres de son temps. Là-dessus, on pense à Mme de La Reynière, très belle encore, malgré ses quarante ans et son extrême maigreur, et quelqu’un de rappeler le mot du baron de Breteuil en la voyant : c’est le Colisée. La conversation tombe sur la fidélité entre époux, et le chevalier d’Oraison recommande aux ménages présens le conseil d’un évêque à Louis XIII : ne faire des coups d’État qu’avec la reine. Arrive M. de Canillac qui interrompt un débat au sujet des querelles des parlemens avec la couronne : en traversant le théâtre de l’Opéra, sa perruque s’est accrochée et il a été décoiffé : voyant son embarras, l’acteur Larrivée, qui fut jadis perruquier, lui a offert de raccommoder le dommage ; en effet, il l’a arrangé, repoudré à