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convient ! Et quelle vérité effrayante dans cette réflexion d’une femme de notre temps : « Mon mari et mon frère m’aiment beaucoup, je suis sûre d’eux, et cependant je ne voudrais pas les entendre parler de moi pendant une heure ! » Oui, l’on comprend mieux le charme indicible de cette société du XVIIIe siècle, où le cœur parlait avec esprit, si, comme l’assure Mme de Genlis, ces règles faisaient loi. Préparer la conversation d’un dîner avec le même soin que son menu, repasser ce qu’on dira à point nommé, une telle précaution peut paraître singulière aux esprits amoureux d’imprévu, de liberté absolue dans la causerie : du moins témoigne-t-elle de quelque modestie, d’un désir très grand de charmer ses convives. Une maîtresse de maison qui a le goût de l’ordre et de la mesure, redoute les ruades de parole, sait que le choix des sujets n’est pas indifférent pour faire briller ceux de ses hôtes qui se renferment volontiers dans le silence et préfèrent écouter. Un dîner pour elle est comme une symphonie ou comme le discours dont l’orateur a préparé les principales tirades ; elle a quelques raccords pour combler les lacunes, remplir les momens de chômage, mais les cadres n’ont rien de rigide, et elle s’applaudira des digressions heureuses qui varient le thème qu’elle insinue adroitement, car tout est dans tout, et de même qu’il ne fallait à Vanini qu’un brin d’herbe pour croire à l’existence du Dieu qu’on l’accusait de nier, ainsi le sujet le plus limité, le plus simple, ouvre les portes de l’infini, s’il se présente à la pensée de l’homme capable d’en tirer ce qu’il contient.


IV

Avant d’essuyer brocards et satires des gens de lettres qu’elle jugeait sévèrement, des philosophes dont elle dénonçait les doctrines, des gens du monde qu’elle désignait à la malignité publique dans ses romans à clef, Mme de Genlis savoura pleinement les triomphes sans nuages et les charmes de la lune de miel littéraire. Son premier ouvrage eut pour objet une belle action, qui lui porta bonheur. Un gentilhomme de Bordeaux, M. de Queissat, avait été condamné, avec ses frères, à payer une somme de 75,000 livres à un négociant que ceux-ci avaient blessé dans une altercation : ils ne possédaient aucune fortune, et faute de verser cette somme, devaient rester en prison toute leur vie. Mme de Genlis, suppliée par M. de Queissat, lui vint généreusement en aide, rédigea un mémoire, et l’avocat Gerbier lui ayant conseillé de publier à son profit les pièces qu’elle faisait jouer à ses filles, devant un auditoire trop nombreux, en souvenir de ses rôles d’autrefois, elle demanda à M. de Genlis et obtint l’autorisation de le faire.