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Page:Revue des Deux Mondes - 1892 - tome 111.djvu/672

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manières ; elle était étudiée en tout ; elle se composait un rôle pour toutes les situations, pour le monde, et pour le commerce intime de la vie ; elle le dit elle-même dans ses souvenirs. Elle y donne des règles sur la manière dont on doit causer tête à tête avec son amie. Au reste, avec ces préparations, elle était toujours égale, obligeante ; et même, ne calculant que sur l’amour-propre des autres, elle était constamment louangeuse à l’excès. Voici une anecdote curieuse sur Mme Necker, que je tiens de l’homme du monde le plus incapable de faire un mensonge, le marquis de Chastellux. Dînant chez Mme Necker, il arriva le premier, et de si bonne heure que la maîtresse de maison n’était pas encore dans le salon. En se promenant tout seul, il aperçut à terre, sous le fauteuil de Mme Necker, un petit livre ; il le ramassa et l’ouvrit ; c’était un petit livre blanc qui contenait quelques pages de l’écriture de Mme Necker. Il n’aurait certainement pas lu une lettre, mais, croyant ne trouver que quelques pensées spirituelles, il les lut sans scrupule ; c’était la préparation du dîner de ce jour, auquel il était invité : Mme Necker l’avait écrite la veille, il y trouva tout ce qu’elle devait dire aux personnes invitées les plus remarquables ; son article y était, et conçu en ces termes : je parlerai au chevalier de Chastellux de la « Félicité publique » et « d’Agathe » (deux de ses ouvrages). Mme Necker disait ensuite qu’elle parlerait à Mme d’Angivilliers sur l’amour, et qu’elle élèverait une discussion littéraire entre MM. Marmontel et de Guibert. Il y avait encore d’autres préparations que j’ai oubliées. Après avoir lu ce petit livre, M. de Chastellux s’empressa de le remettre sous le fauteuil. Un instant après, un valet de chambre vint lui dire que Mme Necker avait oublié, dans le salon, ses tablettes ; il les chercha et les lui porta. Ce dîner fut charmant pour M. de Chastellux, parce qu’il eut le plaisir d’entendre Mme Necker dire, mot à mot, tout ce qu’elle avait écrit sur ses tablettes. »

Voilà donc deux règles de conduite mondaine, l’une générale, absolue, l’autre particulière, et plus douteuse. Ne montrer chez soi ni humeur, ni sécheresse, ni dédain, ne point se moquer des présens ni des absens, quel excellent principe pour toutes les maîtresses de maison ! Célimène ne l’observait guère, et ses imitatrices sont autrement nombreuses que celles de Mme de Voyer. Avec quelle facilité n’entend-on pas sacrifier au désir de paraître spirituelle, bien informée ou impartiale, les amis du second et même ceux du premier degré ! Comme si de telles impartialités n’étaient point des espèces de trahisons, comme si l’on n’était pas l’avocat d’office, le remplaçant de ceux qu’on aime ! Combien rares celles qui dans leur salon ne permettent point qu’on plaisante ou qu’on critique leurs amis, mais savent les défendre et les louer comme il