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pour elle une pêche : « Quand on a été comme moi un pauvre diable à quarante sous par jour, on a toujours un couteau dans sa poche. »


V

Y a-t-il une vérité historique et biographique, comme il y a une vérité théâtrale, toute de convention, de vraisemblance ? Et faut-il répondre aux amateurs de confessions sincères avec ce mot d’une femme trop aimable qui entendait dire qu’on doit apprendre la vie à ses enfans : « on ne peut pourtant pas se déshonorer pour les instruire ? » Mme de Genlis eut des faiblesses, peut-être, mais les raconter eût été de sa part aussi déplacé que de consigner ses soins de toilette intime. Depuis 1789 surtout, ses innombrables ennemis, philosophes, littérateurs, libellistes à deux sous, gens du monde, ultras, émigrés semblent s’unir dans une conspiration incessante de médisances, de calomnies et de sarcasmes. Elle aime la révolution modérée, et Mlle de Montault-Navailles, la future duchesse de Gontaut, la vit avec horreur vêtue dans son salon de Belle-Chasse d’une robe aux trois couleurs, et faisant danser aux sons du : Ça ira ! converti en contredanse que tout Paris sifflait et chantait. Mais elle écrit ses mémoires sous la Restauration, la situation commande d’adoucir, d’artialiser la vérité, peut-être même de donner aux faits, par soustraction plus que par addition, une certaine tournure ; et, après tout, elle en dit assez pour qu’on devine le reste. Monarchiste et libérale, elle détestait le despotisme, les lettres de cachet, les emprisonnemens arbitraires et les droits de chasse. D’ailleurs, la sécurité allait si loin qu’en 1787 le duc d’Orléans pariera chez elle cinquante louis à Lauzun qu’on ne supprimerait pas seulement les lettres de cachet. Elle prétend n’avoir été consultée qu’une seule fois depuis la révolution par le prince, au sujet de la régence, quand on parlait de prononcer la déchéance de Louis XVI après le retour de Varennes ; d’ailleurs elle connut Barère, Grouvelle, alla de temps en temps aux séances de la Constituante, deux fois aux séances des Jacobins, une fois aux Cordeliers, et, du jardin de Beaumarchais, vit avec ses élèves le peuple se relayer pour démolir la Bastille. Elle accepta enfin l’offre de Pétion de l’accompagner en Angleterre avec Mlle d’Orléans, parce qu’elle savait que sa grande popularité les mettrait à l’abri de toute arrestation. Voilà ce qu’elle avoue, et n’y en eût-il pas davantage, c’en est assez pour exciter la fureur des prôneurs de la politique de l’excès du mal, des Marat à cocarde blanche, qui parlaient de pendre Malouet en cas de contre-révolution, qui, n’étant qu’une