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des peuples qui n’ont pas le bonheur d’en faire partie. Il estime que cette alliance purement défensive est un instrument de paix, qu’elle est de nature à plaire à ceux mêmes contre qui elle a été conclue, qu’elle garantit leurs vrais intérêts, qu’elle les protège contre leurs propres entraînemens, que si les Russes et les Français n’avaient pas de mauvaises intentions, ils la regarderaient comme un bienfait. Un Alsacien a vu plus juste lorsqu’il a dit dans une éloquente brochure « qu’une paix diplomatique conclue entre puissances au profit des unes et au détriment des autres est une paix artificielle et fallacieuse, » ou encore « que les alliances armées sont des procédés de coercition, qui, bien loin de consacrer la paix, témoignent qu’elle n’existe pas[1]. » Il aurait pu ajouter que tôt ou tard les coalitions entraînent fatalement des contre-coalitions, et que ce sont là de dures nécessités dont gémissent les pacifiques.

Dans la pensée de son fondateur, la triple alliance était une société d’assurance pour le maintien du statu quo territorial en Europe. Entre autres avantages, elle devait avoir celui de sanctionner par la prescription la conquête de l’Alsace-Lorraine. On n’avait pas consulté les populations. L’anonyme prétend que ses compatriotes ont un tel amour de la vérité, une telle sincérité, qu’ils auraient rougi de jouer avec les Alsaciens une de ces comédies plébiscitaires qui plaisaient au charlatanisme de Napoléon III. Il serait lui-même plus sincère s’il confessait qu’il y a des comédies difficiles à monter, que la sincérité ou la prudence allemande n’a pas osé courir de si grands risques. Elle n’a pas osé non plus demander à l’Europe, en 1871, la reconnaissance du fait accompli. On possédait, sans avoir d’autres titres qu’un traité écrit à la pointe de l’épée et la signature du vaincu. Ce fut, il faut l’avouer, un coup de maître de se faire garantir la possession de l’Alsace-Lorraine par l’Italie, subitement transformée en champion du droit de conquête.

S’il en faut croire l’anonyme, la triple alliance a changé de nature. On a reconnu à Berlin que trois grandes puissances avaient des intérêts communs, identiques dans toutes les questions européennes, et les alliés ne se bornent plus à s’assurer contre de certains risques, ils prétendent former une ligue permanente, une sorte de Sonderbund européen. Quelque événement qui survienne, on donnera raison à celui des trois associés qui aura mis au jeu. Les ligues n’ont jamais été dans l’histoire qu’un expédient temporaire ; celle-ci est faite pour durer toujours, et si c’est ainsi qu’on l’entend, on a beau protester qu’on veut la paix, c’est la guerre qu’on prépare. Les neutres ont plus d’une fois prévenu de dangereux conflits ; telle grande puissance, qui

  1. Pensons-y et parlons-en, par M. Jean Heimweh. Paris, 1891 ; Armand Colin et C°, éditeurs.