Page:Revue des Deux Mondes - 1892 - tome 111.djvu/707

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

encore, la cantilène de Salammbô laissée par le pontife sur le seuil du temple, qu’elle hésite à franchir. L’analogie est frappante entre cette page et la page restée célèbre de Sigurd : Des présens de Gunther je ne suis plus parée ! Même rythme, même tonalité, même sentiment de mélancolie rêveuse et très noble, mais plus intime union de l’orchestre et de la voix, qui se partagent véritablement et pour ainsi dire se passent l’un à l’autre la mélodie. L’orchestre toutefois garde la meilleure part. Il accompagnait Brunehild, tandis qu’il chante avec Salammbô ; il chante même avant elle et encore après qu’elle s’est tue. Une clarinette d’abord indique le motif, un motif descendant en molle spirale, que les commentateurs futurs ne manqueront pas d’appeler le motif du désir du zaïmph, et que dans l’œuvre entière aucun autre ne me semble égaler. Bientôt, à l’arabesque instrumentale la voix s’unit, de biais et comme à la dérobée. Alors des lèvres de la jeune fille un vague désir s’exhale :


Que ne puis-je, au sein de la nuit
Et dans les flots purs des fontaines…


La ligne, le mouvement, la sonorité, rien ici qui ne soit doux, fluide et pur. Sur la dernière syllabe, atteinte d’un facile essor, la voix reste en suspens ; mais l’orchestre continue, achève la période, et la pâle rêveuse entend mourir au dehors l’écho mystérieux de sa propre pensée.

Soudain, les voix qui lui parlent du voile, les voix qui la ravissent et l’épouvantent retentissent encore ; elle court vers le sanctuaire : il s’ouvre, et sur les marches se dresse Mathô, le gigantesque Lybien, drapé dans le pallium éblouissant. Voici le sommet, de l’œuvre ; là brille un éclair de génie véritable. D’une explosion foudroyante, le motif du zaïmph jaillit en sillon de feu ; au-dessus, la voix du ravisseur lance une clameur triomphale. Le voilà, rugit-il :


Le voilà, ce voile adoré,
Que l’on vénère dans la poudre.


L’éclat est sublime de fierté, d’enthousiasme et de l’orchestre comme du manteau divin, il semble qu’une clarté ruisselle épandue. Devant le héros radieux Salammbô tombe à genoux ; interdite, ravie, elle le salue, le contemple et l’adore. Exquise encore cette phrase, où passe un double frisson de pudeur et de désir. Il se peut que la suite du duo n’égale pas le début, que le finale offre peu d’intérêt ; mais ce sont là des ombres sans importance, et la beauté générale de ce second acte ne s’en trouve pas obscurcie.