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sonores, les colères éclatantes, la morale épurée, les foudres du ciel, les mânes sanglans, c’était de la méchante littérature.


VII

Ces théories, réflexions et maximes, desquelles on composerait un manuel du prince et qui ne serait point banal, ne suffiraient pas à nous faire connaître le prince que sera Frédéric. Un mot achève de le révéler, un de ces mots comme on en trouve plus d’un dans les écrits de sa jeunesse, et qui font qu’on lève les yeux du livre pour méditer. Il parle un jour « des princes qui ont été hommes avant d’être rois. » Hommes avant d’être rois ! C’est, d’un trait de plume, un abîme creusé : d’un côté Frédéric, de l’autre, tant de potentats superbes, élevés en dehors des conditions d’humanité.

Le prince royal de Prusse a été un homme avant d’être roi, parce qu’il a souffert et qu’il a été humilié et opprimé, parce qu’il a craint pour sa couronne, lorsqu’il comparaissait devant des juges en qualité de colonel Fritz accusé de désertion, et pour sa vie, lorsqu’un aumônier lui parlait de la vie éternelle, à quelques pas du cadavre de son complice décapité. Il a été un homme avant d’être un roi, parce qu’il était un philosophe, et « qu’en philosophie les rois ne sont que des hommes, » et encore parce qu’il avait conscience de valoir quelque chose, si peu que ce fût, et d’être quelqu’un. Ce quelqu’un, il le cherchait, conformément au précepte : « Connais-toi toi-même, » et, pour le découvrir et le saisir, il commençait par écarter de lui tous les nuages de la flatterie. Il a étudié la flatterie avec la pénétration d’un moraliste. Celle qui donne du grand et du sublime, qui s’étale dans des préfaces ou des prologues d’opéra, ou bien accompagne un roi à la tranchée sous les traits d’un historiographe à chanter sa gloire, ne l’inquiète point : elle est trop ridicule, mais il se défie de celle qui ne fait qu’ajouter « une nuance à la vérité, » parce qu’elle est subtile, et qu’il faut un fin discernement pour la percevoir. Afin de n’être pas trompé par les autres, il ne les croit jamais sur lui-même et il est ombrageux à toute main qui le caresse. Restait à n’être pas dupé par soi-même : il soufflait sur « la fumée de grandeur dont la vanité nous berce, » et se dépouillait de « distinctions étrangères à nous-mêmes, qui ne décorent que la figure. » Et comme « les trésors et les royaumes sont choses qui restent hors des hommes, » il les mettait hors de lui, pour se trouver seul à seul avec lui-même.

Homme avant d’être roi, il le demeurera, après qu’il sera devenu roi, et c’est le trait le plus original peut-être de son caractère.