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le prononçant, vous sentez de faibles mouvemens dans votre larynx ; de plus, vous croyez entendre ce mot, et le son cogito est présent à votre conscience. Voilà donc des mouvemens et des sons dans votre pensée pure. Faites abstraction de ces mouvemens et de ces sons, si vous pensez et pensez que vous pensez, on vous demandera immédiatement : à quoi pensez-vous ? Car, si vous n’avez plus dans l’esprit l’image du mot cogito, il faut alors que vous y ayez une autre image à laquelle s’applique votre pensée. Vous ne pensez pas sans rien penser. Or, quelle que soit l’image que vous considérez, ô esprit, elle aura un rapport à l’étendue, à la forme, aux couleurs, aux sons, aux mouvemens. Elle vous présentera des parties distinctes l’une de l’autre et répandues plus ou moins confusément dans l’espace. Direz-vous que vous pensez non à quelque objet extérieur, mais à un état tout subjectif et interne, comme une douleur, par exemple ? Une douleur ! Laquelle ? où souffrez-vous, ô esprit ? Dans quelle partie de votre « chair ? » Une douleur est toujours localisée quelque part, si confusément que ce soit, fût-ce dans un membre amputé, comme vous l’avez bien dit vous-même. Et quoiqu’il y ait alors illusion, encore est-il que vous ne pouvez ni souffrir, ni penser que vous souffrez, sans vous loger malgré vous dans l’espace et y élire domicile. — Mais c’est une douleur morale ! — Laquelle ? Est-ce d’avoir perdu votre père, ou cette fille, votre Francine, que vous avez tant pleurée ? Vous voilà encore dans l’espace ; vous vous représentez plus que jamais des « figures, » et des figures qui vous sont chères. Votre dernière ressource est de prétendre que vous avez, comme le Dieu d’Aristote, la pensée de votre pensée même, la conscience de penser, sans mot intermédiaire et sans image intermédiaire. Mais, même en cette conscience de penser, vous trouvez au moins la conscience de faire attention à votre pensée, et à votre pensée seule : or, cette attention ne va pas sans un effort, — à preuve que vous considérez la métaphysique comme un exercice fatigant, qui ne doit occuper, dites-vous, que « quelques heures par année. » Eh bien, il n’y a aucun sentiment d’effort sans une contraction des muscles de la tête et du corps entier, sans une production de chaleur à la tête, sans une fixation des muscles de la respiration, si bien que, ô pensée, quand vous vous croyez seule avec vous-même, vous retrouvez toujours votre chair qui vous fait sentir sa présence. Sans ce point d’appui extérieur auquel elle s’attache, vous vous évanouiriez dans le vide. Loin donc d’être, comme vous le dites, « complète » indépendamment du monde extérieur, vous n’existeriez pas sans lui. C’est par pure abstraction que vous voulez vous réduire à une action solitaire : être seule, pour la pensée, c’est cesser d’être.