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cogito philosophique. Dire avec Descartes : — Je puis me représenter ma pensée sans mon cerveau, donc elle en est indépendante, — c’est comme si je disais : je puis me représenter ma tête sans mon corps, donc ma tête est indépendante de mon corps.


VI

Au reste, si Descartes a insisté d’ordinaire sur la distinction de la pensée et de la matière, il a plusieurs fois marqué fortement leur unité. C’est un point sur lequel on ne lui a pas rendu justice ; on nous permettra donc de le signaler et de rectifier ici les opinions reçues.

Dans la lettre déjà citée à Elisabeth, Descartes aborde ce grand problème de l’union entre l’âme et le corps. Il avoue que, son principal dessein ayant été de les distinguer, il a quelque peu négligé leur union. Et cependant, cette union est réelle ; l’idée même de cette union, qui n’est autre que l’idée de la vie, est, dit-il, une des trois grandes notions fondamentales qui sont « comme les patrons » sur lesquels nous nous figurons toutes choses. On se rappelle que les deux autres notions fondamentales sont celles de la pensée et de l’étendue. Or, « concevoir l’union entre deux choses, » dit Descartes, « c’est les concevoir comme une seule. » On ne saurait aller plus loin. Et ailleurs : « concevoir l’âme comme matérielle, c’est proprement concevoir son union avec le corps. » Aussi ne semble-t-il pas à Descartes « que l’esprit humain soit capable de concevoir bien distinctement en même temps la distinction d’entre l’âme et le corps et leur union, à cause qu’il faut pour cela les concevoir comme une seule chose et ensemble les concevoir comme deux, ce qui se contrarie. » On voit donc que Descartes considère les deux points de vue comme légitimes ; il ne se représente nullement l’âme, dit-il, « comme un pilote dans un navire ; » pensée et étendue sont une seule réalité, car nous vivons et agissons avec la conscience de vivre et d’agir dans un monde étendu ; et cependant, pensée et étendue sont d’essence différente. Il y a ici pour le philosophe trois cercles concentriques à parcourir, pour passer de l’obscurité de la vie sensitive à la clarté de la vie intellectuelle. Dans le premier de ces cercles, le philosophe sent et agit comme tout le monde, il « éprouve » son unité de personne à la fois corporelle et spirituelle ; et c’est après tout, selon Descartes, ce qui doit remplir les quatre-vingt-dix-neuf centièmes de notre existence. C’est même à ce propos qu’il affirme n’avoir consacré que quelques jours par an à la métaphysique.

Mais comment la pensée peut-elle agir sur l’étendue et pâtir de sa part ? — On sait la réponse de Descartes : la pensée n’agit pas,