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fait un monde vrai ; mais, allant au-delà, nous prétendons juger d’un monde réel, c’est-à-dire existant indépendamment de notre représentation. De quel droit ? Voilà ce que les modernes se demandent depuis Descartes. Dans la vie pratique, rien de plus simple, nous nous contentons de céder à l’instinct naturel, au penchant qui nous fait considérer le monde représenté en nous comme réel en soi. Descartes dédaigne ce « penchant » qui n’est pas une preuve. — Mais, dit-on, nos idées ne dépendent point de notre volonté ; elles doivent donc avoir une « cause » extérieure. — A cet argument classique, Descartes fait une très remarquable réponse : — Qui sait, demande-t-il, s’il n’y a point en nous la puissance de « produire » les idées des choses matérielles, sans l’aide d’aucune chose vraiment extérieure ? Il pourrait exister dans la spontanéité de notre conscience des profondeurs ignorées de notre réflexion, une puissance productive, une fécondité capable d’enfanter des idées ou croyances qui viendraient de notre nature même, non de quelque objet vraiment étranger et existant dans un espace réel. Nos idées sont peut-être comme les fleurs d’un arbre qui les produit de sa sève. Tout au moins les fleurs d’un arbre ne ressemblent-elles en rien à la terre, dont indirectement elles proviennent. Ainsi, ni le principe de causalité, ni le penchant instinctif à croire nos sens, ne sont de vraies et suffisantes raisons. Par rapport « aux choses extérieures, » nous demeurons jusqu’ici enfermés dans le « possible » et dans le « vrai, » sans pouvoir atteindre leur réalité « hors de nous. » Pour franchir l’abîme qui sépare la « possibilité » de la « réalité, » il nous faut l’intermédiaire de quelque « nécessité. » Or, l’être nécessaire est Dieu ; c’est donc seulement, selon Descartes, sur l’idée de cet être nécessaire que nous pouvons fonder la réalité du monde extérieur.

Ainsi s’explique, selon nous, le célèbre paradoxe de Descartes sur l’existence de la matière déduite de l’existence de Dieu. L’existence divine est essentiellement vérité, ou plutôt elle est la « vérité vivante ; » en se manifestant par son œuvre, qui est l’univers, elle devient « véracité. » Le monde visible est la parole que Dieu nous fait entendre, et cette parole, que prononce la vérité éternelle, doit être véridique. Le monde matériel est donc réel, et, si nous transposons les « signes » fournis par nos sens en vérités bien liées, comme sont les mathématiques et la mécanique, ces vérités acquerront du même coup une valeur « « hors de nous. »

Au lieu d’interpréter cette doctrine dans son sens profond (comme on doit le faire pour toute doctrine) et de la soumettre ensuite à une discussion sérieuse, on s’est perdu, comme pour le cogito, dans des critiques scolastiques : on n’a vu que le cercle