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Page:Revue des Deux Mondes - 1892 - tome 111.djvu/949

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quelque apparence de rancune bourgeoise. Mais ceux-là ne sont pas tout le monde, ni même tout leur monde, et je regrette de ne pas trouver dans le Prince d’Aurec cette réserve nécessaire. Si je louais tout à l’heure M. Lavedan de ne pas distinguer entre le juif et le noble, je lui reprocherai maintenant de ne pas distinguer entre les nobles. Ils n’en meurent pas tous, mais tous ils sont frappés et tous n’auraient pas dû l’être, ni de tant de coups. De la duchesse douairière, par exemple, de cette brave femme, pourquoi n’avoir pas eu la générosité de faire une grande dame tout à fait, par droit de naissance ? À côté du prince d’Aurec, du marquis de Chambersac, du vicomte Jojo, pourquoi ne pas nous montrer quelque fils de ce duc de Montmeyran, l’ami de Gaston de Presles, qui disait déjà vers 1850 : « Nos droits sont abolis, mais non pas nos devoirs. » Admirable parole, et plus belle et plus vraie encore aujourd’hui que jadis et dont plus d’un, parmi les grands, a fait sa devise, le thème de ses écrits ou de ses discours et la règle de ses actions. Il fallait le reconnaître et le proclamer. Il fallait, ne fût-ce que pour la beauté supérieure de la comédie, balancer mieux les poids et les contrepoids, opposer la lumière à l’ombre en ce vaste tableau, que M. Lavedan a eu le grand mérite d’entrevoir, sans l’embrasser d’un regard assez étendu. Il a dit la vérité, mais il n’a pas dit toute la vérité et il ne l’a pas dite à tout le monde. D’autres que les gentilshommes avaient qualité pour l’entendre. La pièce a failli s’appeler les Descendans. Soit ; mais en face de ceux qui descendent, on eût souhaité de voir également ceux qui montent, et par quels degrés. Et puis, à entendre frapper si fort sur les uns, les autres sentent quelque trouble de conscience ; ne fût-ce que par esprit de justice, il leur plairait d’être battus. Grève donc, société ! grondait jadis un marquis d’Emile Augier. Si jamais le funeste vœu s’accomplissait, la faute en serait-elle aux hommes qui s’en vont, ou aux hommes qui arrivent, et n’avons-nous pas à craindre aujourd’hui les appétits et les convoitises, plus que les souvenirs et les regrets ?


CAMILLE BELLAIGUE.