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parlé leur jargon avec cette suite impitoyable. Rien de plus clair, au contraire, malgré l’affectation des termes, de plus vrai, malgré le grossissement nécessaire au théâtre, que le langage de Cathos et de Madelon. Somaize espérait surpasser Molière en poussant encore plus loin que lui l’imitation du jargon précieux ; il n’a pas compris que si les Précieuses ridicules étaient plaisantes, c’est qu’elles étaient intelligibles, et qu’elles étaient intelligibles parce qu’elles n’empruntaient au langage des ruelles que juste ce qu’il fallait pour l’exactitude de la satire. Sa pièce n’a donc qu’un intérêt historique, celui que peuvent offrir les expressions précieuses qu’elle contient en si grand nombre et aussi les renseignemens involontaires qu’elle nous donne sur Molière ; mais ceci regarde encore les biographes du poète, et ils n’ont pas manqué de les recueillir. Ainsi débutait, sinon dans la littérature dramatique, car les Véritables Précieuses ne sont vraiment pas une comédie, du moins dans la littérature d’imagination, celui qui, trois ans auparavant, reprochait si aigrement à Boisrobert d’avoir imité Lacaze de trop près. Or, tandis qu’il copiait ainsi les Précieuses ridicules, il essayait par surcroît de se les approprier d’une autre manière.

Molière n’était nullement pressé de faire imprimer sa pièce. Selon l’usage du temps, les comédiens jouaient de droit, sans redevance à l’auteur, tout ce qui était imprimé. Publier les Précieuses, c’eût donc été, pour Molière, abandonner à ses rivaux la pièce sur laquelle reposait la fortune de son théâtre naissant. Tout à coup il apprend qu’un libraire peu scrupuleux, le digne éditeur de Somaize, à qui nous venons de le voir prêter son nom, Jean Ribou, possède « une copie dérobée » des Précieuses, a obtenu par surprise un privilège, le 12 janvier 1659, et va les publier. Il est probable que cette copie avait été, non pas soustraite dans les papiers de l’auteur, mais retenue de mémoire et, pour ainsi dire, prise à la volée pendant les représentations, comme le sera plus tard Sganarelle ou le Cocu imaginaire. Sans perdre de temps, Molière se met en campagne, obtient sept jours après, le 19, au nom de Guillaume de Luyne, un privilège annulant celui de Ribou et fait paraître sa pièce le 29. Mais ni Somaize ni Ribou ne lâchent prise : deux mois après, le 12 avril, ils mettent en vente « les Précieuses ridicules, comédie nouvellement mise en vers. » C’était, tout simplement, la pièce de Molière versifiée par Somaize, qui, dans une épître dédicatoire à Marie Mancini et une de ces longues préfaces qui lui sont habituelles, exposait, sans le moindre embarras, sa façon d’agir : « Cette comédie, quelque réputation qu’elle ait eu en prose, m’a semblé n’avoir pas tous les agrémens qu’on lui pourroit donner, et c’est ce qui m’a fait résoudre à la tourner en vers, pour la mettre en état de mériter avec un peu plus de justice