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consciencieux peut-être, se sont fait un devoir de le reproduire intégralement ; ils auraient pu sans inconvénient l’abréger, l’émonder. Johnson recommandait à Boswell d’écrire son journal, mais de n’y jamais parler de la pluie, du beau temps et d’autres fadaises du même genre, like trumpery. Walter Scott s’intéressait vivement à la pluie, au soleil, au vent, à la neige, qui affectaient son humeur et ses nerfs, et il n’y avait pas pour lui de fadaises. Il parlait de tout dans son in-quarto à serrure, où les petites choses tiennent quelquefois plus de place que les grandes. A la vérité, il nous importe peu de savoir que, le 30 décembre 1825, il a pris son repas du soir tête-à-tête avec son secrétaire, sa femme et sa fille, que le 29 juin 1826 il a bu en compagnie de deux de ses amis une bouteille de Champagne, une bouteille de Bordeaux, un verre ou deux de Porto, un grand verre de whiskey, que, le 10 août 1827, il a perdu plus d’une heure à chercher ses plumes, ses épreuves et ses lunettes, que tel autre jour il a fumé sans remords deux cigares après son dîner.

Ces détails avaient sans doute quelque valeur pour lui. Il a raconté lui-même que, chaque dimanche, le ministre des Cumbrays, misérables petites îles situées à l’embouchure de la Clyde, priait le Seigneur de répandre ses bénédictions et ses grâces sur la grande et la petite Cumbray, et ajoutait : « Dans ta pitié n’oublie pas les îles adjacentes de la Grande-Bretagne et d’Irlande. » Les égotistes ont tous leurs îles Cumbrays, qui leur paraissent des portions importantes de ce vaste univers, et on est toujours égotiste quand on écrit son histoire ; mais il est bon de ne pas tout publier. Heureusement, il y a autre chose dans le journal de Walter Scott. Si on éprouve parfois quelque impatience en parcourant ces neuf cents pages, on est récompensé de ses peines : l’auteur d’Ivanhoé et des Puritains d’Ecosse s’y révèle tout entier et nous apparaît comme un caractère aussi noble qu’original. Ses éditeurs avaient mis sa gloire à une redoutable épreuve en ne supprimant rien ; leur zèle imprudent ne l’a point compromise, ils n’ont réussi à diminuer ni l’homme ni l’écrivain.

Dès le premier jour qu’il l’avait vu, Walter Scott avait pris en goût Thomas Moore. Cet homme de petite, de très petite taille, l’avait séduit par sa franchise virile, par l’aisance de ses manières, par ses façons de gentilhomme, exempt de toute prétention comme de toute pédanterie. Il s’était rappelé, en liant connaissance avec lui, que Byron les associait souvent dans son souvenir et parlait de l’un et de l’autre sur le même ton d’estime. « Nous nous ressemblons pourtant bien peu, disait-il. Moore a beaucoup vécu dans le monde où l’on s’amuse et moi à la campagne avec des gens d’affaires, quelquefois avec des politiciens. Moore est un grand savant, je ne le suis guère. Il est démocrate, je suis aristocrate, sans compter qu’il est Irlandais, que je suis Écossais et que chacun de nous est bien de son pays. Mais voici ce qui