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nous est commun : nous sommes, lui et moi, des compagnons de belle humeur, s’occupant plus de jouir de la vie que de maintenir notre dignité de lions, et tous deux nous avons trop vu le monde et nous le connaissons trop bien pour ne pas mépriser cordialement l’importance imaginaire de ces gens de lettres qui cheminent le nez au vent, et me font toujours penser au personnage que Johnson rencontra dans une taverne et qui s’appelait lui-même le grand Twalmley, inventeur d’un nouveau fer à repasser. »

Il disait aussi : « Moore est un musicien et un artiste, et en ceci nous différens. » C’était en effet un artiste accompli que le délicieux poète auquel nous devons Lalla Rookh et les Mélodies irlandaises ; Walter Scott, quant à lui, ne se piquait pas de l’être. Il pensait que les arts sont destinés à remuer le cœur humain, à exciter l’étonnement, la joie, la pitié, la terreur, à nous procurer des émotions comme aussi à calmer, à tromper nos inquiétudes. Il ne leur en demandait pas davantage, et les questions d’exécution, de forme, n’avaient à ses yeux qu’une médiocre importance. A en juger par certains passages de son journal, on pourrait s’imaginer que la poésie n’était pour cet Écossais qu’une sorte d’industrie un peu plus raffinée que les autres. Un filateur connaît exactement la puissance des machines qu’il emploie et la somme de travail qu’elles peuvent fournir en un jour. Walter Scott savait exactement le nombre de pages qu’il pouvait écrire d’un lever à un coucher de soleil, à la condition toutefois que les séances de la cour ou des conseils d’administration qu’il présidait ne fussent pas trop longues, ou qu’il ne cédât pas à l’envie d’aller courir les bois avec ses chiens.

Il n’était content de lui que lorsqu’il avait accompli sa journée normale de travail, c’est-à-dire écrit six pages serrées, équivalant à peu près à vingt-quatre pages d’impression. Au surplus, il ne se relisait jamais qu’en corrigeant ses épreuves. Son gendre, John Lockhart, lui reprochait quelquefois de laisser échapper des solécismes. — « A la bonne heure, répondait-il, je tâcherai de m’en souvenir ; mais, après tout, j’écris comme je parle, à la seule fin de me faire comprendre, et je me soucie de mes solécismes aussi peu que des mots écossais qui se glissent dans ma conversation. » — Il estimait, comme le bailli de Goldsmith, que chaque homme a sa façon particulière de s’exprimer, qu’elles sont toutes bonnes pourvu qu’elles soient naturelles, et que la grammaire est une superstition dangereuse.

S’il faisait bon marché de la grammaire, il avait peu de scrupules en matière de composition. Ce grand improvisateur méditait longtemps son sujet, mais ne faisait jamais de plan : — « J’ai terminé, hier soir, le deuxième volume de Woodstock, je dois commencer le troisième ce matin, et je n’ai pas la moindre idée de la manière dont doit se dénouer mon histoire. Je suis exactement dans la même situation