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paie tout cela, c’est le contribuable, et de force ; de force, et avec l’assistance des gendarmes, le percepteur met la main dans toutes les poches, même dans celles où il n’y a que des sous, et il en retire tous ces millions. Instruction gratuite, le mot sonnait bien, et semblait indiquer un cadeau véritable, une libéralité du grand personnage vague qu’on appelle l’État et que le public ordinaire entrevoit toujours à l’horizon lointain comme un supérieur indépendant, par suite, comme un bienfaiteur possible. En réalité, c’est avec notre argent qu’il fait ses cadeaux, et sa générosité est le beau nom dont il décore ici son exaction fiscale, cette nouvelle contrainte ajoutée à tant d’autres qu’il nous impose et dont nous souffrons[1]. — Au reste, par instinct et tradition, il est naturellement enclin à multiplier les contraintes, et cette fois il ne s’en cache pas. De six à treize ans, l’instruction primaire devient obligatoire[2] : le père est tenu de prouver que ses enfans la reçoivent, sinon à l’école publique, du moins dans une école privée ou à domicile. Pendant ces sept années elle est continue, et, chaque année, elle dure dix mois. L’école prend et garde l’enfant trois heures chaque matin et trois heures chaque après-midi ; elle verse dans ces petites têtes tout ce que, pendant une période si longue, elle peut y verser, tout ce qu’elles peuvent contenir et au-delà : orthographe, syntaxe, analyse grammaticale et logique, préceptes de composition et de style, histoire, géographie, calcul, géométrie, dessin, notions de littérature, de politique, de droit, et finalement une morale complète, « la morale civique. »

Qu’il soit fort utile à chaque adulte de savoir lire, écrire, compter, et que, pour ce motif, l’Etat exige de chaque enfant ce minimum de connaissances, on peut ne pas désapprouver cette exigence de l’État : par le même motif et du même droit, il devrait, dans toutes les villes et villages des côtes, fleuves et rivières, installer, pour les riverains, des écoles de natation, et là commander à chaque garçon d’apprendre à nager. — Qu’aux États-Unis il soit fort utile à chaque fille ou garçon de recevoir la totalité de l’instruction primaire, cela est particulier aux États-Unis, et cela se comprend dans un pays vaste et neuf, où les débouchés multiples et divers s’offrent de toutes parts[3], où toute carrière peut conduire aux plus hauts sommets, où un fendeur de bois est

  1. Loi du 16 juin 1881 (sur la gratuité).
  2. Loi du 28 mars 1882 (sur l’obligation).
  3. Il faut tenir compte, non-seulement comme ici, du débouché social, mais encore du tempérament national. L’instruction disproportionnée et supérieure à la condition opère différemment sur des races différentes : pour l’Allemand adulte, elle est plutôt un calmant et un dérivatif ; dans le Français adulte, elle est surtout un irritant ou même un explosif.