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Page:Revue des Deux Mondes - 1892 - tome 112.djvu/38

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ses fleurs et ses espaliers. Les beaux gants tailladés reçus à l’ouverture de la foire lui servaient à se préserver des épines en greffant ses rosiers. Les jours de mauvais temps, il restait dans sa vénérable chambre boisée, où tout était très vieux, les meubles et les livres, et où il était sans exemple qu’on eût changé un objet de place. Lui-même était méthodique et plein de paix. Il donnait l’impression de quelque chose d’immuable et d’éternel.

Ce tranquille vieillard représente merveilleusement bien la bourgeoisie du vieux temps, riche en vertus domestiques, laborieuse, modérée dans ses désirs et très jalouse de bon renom, mais formaliste, d’esprit peu ouvert et inconsciente de sa force. C’est une race qui a disparu. On ne sait plus que par les livres ce qu’était la classe moyenne d’avant la chasse aux places et les casse-cou de la spéculation. En France, elle avait commencé à avoir la tête tournée dès Louis XIV, par l’élévation soudaine et inattendue d’un si grand nombre des siens. La bourgeoisie allemande, au contraire, gardait encore son antique modestie au temps du grand-père Textor, ce qui explique l’attitude étonnée et scandalisée de beaucoup d’Allemands, et non pas seulement des nobles, quand la génération de Goethe s’élança à la conquête, sinon de l’égalité, du moins de la puissance.

La femme du vieux Textor ne nous est guère connue que par un portrait, qui en dit heureusement très long sur ce qui peut nous intéresser. Nous voyons dès le premier coup d’œil de qui Goethe tenait son grand front et ses yeux superbes. La robe à fleurs de la vieille dame est hérissée de ruches empesées. Son visage sérieux est encadré dans un vaste bonnet blanc, compliqué et raide, qui donne à l’ensemble un je ne sais quoi de modeste et de charmant.

On retrouve dans les portraits de sa fille et des amies de la maison ces honnêtes bonnets blancs, qui ont l’air du signe de ralliement de toutes ces aimables femmes. Ils sont variés comme le caractère de celles qui les portent. La mère de Goethe, personne d’imagination vive, aime les combinaisons savantes, où la mousseline se prodigue en ornemens fantasques qui rappellent la façade d’une cathédrale gothique. La Charlotte de Werther révèle la divine simplicité de son âme dans son petit bonnet en forme de marmite renversée, juché sur sa haute coiffure. Une autre amie de Goethe, Mme de La Roche, a su donner au sien l’élégance mélancolique qui convenait à l’ange des larmes. Au travers de toutes les nuances perce un sentiment commun. Humbles ou recherchés, austères ou coquets, les bonnets blancs de ces bourgeoises cossues sont de personnes qui ne souffraient nullement d’appartenir à une société