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Page:Revue des Deux Mondes - 1892 - tome 112.djvu/42

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à force de puérilité. Tout lui était révélation : les pleurs « douloureux » de son nourrisson, sa manière de regarder la lune, son aversion pour les enfans laids, et jusqu’à ses fréquentes colères. Sitôt qu’il marcha, ce fut « avec beaucoup de majesté. » Sitôt qu’il put jouer, ses camarades « furent toujours ses laquais. » À sept ans, il répondit un jour avec fierté : « Ce qui suffit aux autres ne me suffit pas, à moi. » La mère gardait toutes ces choses dans son cœur. Elle n’en oublia jamais la moindre bagatelle. Quelque temps avant sa mort, elle disait à Bettina, la confidente des derniers jours : — « Ces pensées sont de l’or pour moi[1]. »

À l’époque où elle prononçait ces mots, il se mêlait à sa tendresse un légitime orgueil. Ce fils chéri, favori des dieux, aussi beau qu’intelligent, et qu’elle avait senti dès le berceau tout palpitant de forces impatientes, — elle savait qu’il lui avait dû dans son enfance plus et mieux que des soins de nourrice. Elle avait contribué au glorieux épanouissement de son esprit, gêné dans son expansion par les manies du père. La routine bourgeoise s’était faite oppressive et triste à leur foyer. Mme Goethe la contrecarra perpétuellement, tantôt sans y penser, parce qu’il lui était impossible de ne pas avoir ses idées à elle et de ne pas les crier sur les toits ; tantôt parce qu’elle se souvenait de ses propres aspirations vers des horizons plus larges, au temps où ses sœurs l’appelaient la Princesse parce qu’elle aimait à lire. Le père s’appliquait à faire entrer l’esprit de ses enfans dans un moule décent et correct où il n’y eût place pour aucune hardiesse. La mère les excitait sans cesse à faire éclater les moules. Wolfgang et Cornélie furent à peine hors du maillot, que le contraste des deux influences devint sensible.

Il se dessina d’abord à propos de la question qui domine toutes les autres en éducation, et sur laquelle on variera éternellement. L’heureuse floraison d’une jeune intelligence dépend des soins donnés à l’imagination, au détriment de la pure raison, et nous savons que jamais l’accord ne s’est fait sur la mesure à garder. Caspar Goethe avait la tête trop froide pour admettre le plus léger partage, et pour reconnaître d’autres droits que ceux de la raison. Il s’attacha donc de très bonne heure à combattre chez ses enfans le sentiment du mystérieux et de l’invisible. Par bonheur pour eux, il avait épousé une femme qui méprisait profondément u les gens pour lesquels le soleil levant n’est plus un miracle, » et

  1. Goethes Briefwechsel mit einem Kinde. Nous citons en général la traduction de Séb. Albin. La passion romanesque de Bettina Brentano pour Goethe vieillissant est bien connue. Leur correspondance ne doit être lue qu’avec la plus grande défiance ; Bettina y a tant ajouté du sien avant de la livrer à l’imprimeur, qu’on l’a appelée avec raison un roman historique.