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Page:Revue des Deux Mondes - 1892 - tome 112.djvu/459

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surprises, elle aussi. Je retrouve dans mes notes de ce temps plus d’un trait qui tranche sur la noire turpitude d’où l’escouade de la Débâcle ne s’échappe jamais. Un matin, au réveil, dans la chambrée de la citadelle allemande, deux camarades s’attablèrent près de moi. « Allons, dit l’un, faut apprendre cette histoire ; ça nous fera un beau conte pour le soir. » — Je me préparais à subir un de ces récits stupides ou obscènes dont les loustics nous régalaient quotidiennement. Le soldat tira de sa capote un volume dépareillé et narra le scénario à son compagnon : « Tu vois, c’est un oncle qui veut épouser sa nièce ; mais elle aime un jeune homme qu’elle reçoit en cachette. » Et il épela péniblement :


………. Dona Sol, est-ce vous que je vois,
Et cette voix qui parle enfin est votre voix !
Pourquoi le sort mît-il mes jours si loin des vôtres !
J’ai tant besoin de vous pour oublier les autres !


Les hommes de la chambrée se rapprochèrent, attentifs. C’était le rayon dans l’in-pace. Les chères syllabes venaient de soulever le fardeau commun pour tout un jour. — Une autre fois, à la cantine de la citadelle, je fis la connaissance d’un ancien artiste de l’Hippodrome. L’ex-pensionnaire de M. Arnaud avait le physique de l’emploi, un masque de gravité niaise sur lequel on cherchait involontairement la tignasse de chanvre et la farine classique. Il me raconta qu’il était élève de Mme Saqui et avait travaillé sur la corde dans les principales villes de France. Puis, comme il lançait des tyroliennes en gesticulant, on lui demanda du passer au genre grave et sentimental, celui que le peuple préfère toujours. Un zouave alla déterrer sous sa paillasse une mandoline rudimentaire ; on paya à boire aux exécutans, et longtemps, religieusement, on écouta le clown qui chantait de vieilles romances de France. Nous trouvions qu’il les chantait si bien, là-bas, si loin ! Cela finit par la Marseillaise, toute drôle sur les lèvres de ce clodoche, qui aurait pu mourir en héros, plié dans le drapeau.

J’oublie la Débâcle… Je voulais seulement indiquer qu’on pouvait parfois en oublier l’horreur, et que la vie, au régiment comme partout, est plus changeante, plus complexe, moins uniformément ravalée que ne la peint M. Zola. Pourtant, s’il y tient, abandonnons-lui notre triste armée de Sedan. Mais il prétend embrasser toute la guerre ; ses conclusions portent sur toute la longue agonie de la France. Comment en explique-t-il la durée ? Si la bête de boucherie était aussi malade, aussi vidée de force qu’il le dit, elle aurait dû tomber sous le premier coup de masse, comme tombèrent en pareil cas d’autres nations, qui se croyaient plus saines que