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J’en vois bien la raison générale, qui explique tout l’œuvre du puissant romancier. Il la faudrait développer longuement, car elle domine nos débats littéraires : je ne veux aujourd’hui que l’indiquer. Il est convenu que depuis trois siècles, depuis Rabelais, la glorification de la nature, et de la vie animale dans la nature, a ramené sur notre terre la joie de vivre, si longtemps bannie par l’ascétisme du moyen âge. Il est convenu que parmi les écrivains et les artistes, divisés en deux grandes écoles, ceux qui s’attachent à la philosophie de la nature représentent le principe d’allégresse et de liberté. Philosophie joyeuse et débridée chez Rabelais ; déjà inquiète et sentimentale, quand elle arrive à Diderot et à Rousseau ; mais toujours ferme sur cet axiome, que la nature est bonne, et que tous nos tourmens proviennent d’une méconnaissance de ses lois. C’était bien convenu. Et voici que notre siècle, avec les résultats convergens de ses sciences, renverse toutes les notions accréditées ; la nature lui apparaît de plus en plus comme un mécanisme aveugle, impitoyable, incomparablement plus cruel, dans son indifférence pour les créatures, que l’arbitraire du vieux Jéhovah juif. Cette conception nouvelle descend sur les artistes ; ne pouvant s’y déroberais se troublent ; les plus accommodans cherchent un terrain de conciliation. L’intransigeance de M. Zola ne se plie pas à ces tempéramens ; il est bon logicien, comme le dit Goethe du premier des naturalistes, Méphistophélès ; il tient quand même pour la philosophie naturelle ; tant pis si elle a changé ses conclusions, si la bonne mère de jadis est devenue une machine à broyer l’homme. De là, l’accablante tristesse de la vie dans les images qu’il en donne. De là aussi les réactions actuelles de l’esprit humain ; l’esprit réagit contre la tyrannie démasquée, comme la chair réagissait, trois siècles plus tôt, contre la longue oppression de l’ascétisme. Et pour un peu l’humanité se rejetterait vers l’ancien excès, afin d’échapper au nouveau. Les livres de M. Zola sont tristes, parce qu’après Schopenhauer et Darwin, un Rabelais conséquent ne peut être que lugubre.

Je crois que j’ai versé dans la philosophie et qu’il faudrait une conclusion plus pratique. Parmi ceux qui liront ces pages, il y aura des cœurs dans la peine ; beaucoup peut-être, si les pages vont d’elles-mêmes aux lecteurs pour qui l’on voudrait écrire. Voici devant eux la Débâcle, et les autres ouvrages de M. Zola ; voici les livres de Tolstoï. Je m’étais interdit ces comparaisons ; d’abord, parce qu’on m’accusera de prêcher pour mon saint, bien que j’évite depuis des années jusqu’au nom de ce fâcheux Moscovite, qui me poursuit ; ensuite, parce qu’il n’y a, je le répète, aucun trait commun entre les deux romanciers, sinon que les très jeunes agrégés