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en font deux réalistes. Je crains bien d’avoir dit la même chose au temps heureux où ces étiquettes, collées sur les fuyantes natures humaines, me paraissaient éclaircir les idées qu’elles embrouillent. Mais si l’on ne peut comparer les procédés et les complexions des deux écrivains, on peut comparer les impressions puisées dans leurs écrits. Souvent, quand sonnait quelqu’une de ces heures mauvaises qui tombent si lourdes sur le toit de chacun, j’ai ouvert au hasard un volume de Tolstoï ; c’était avant qu’il fût en vogue, c’était aussi après, et malgré qu’il y fût ; c’était parce que je ne me sentais pas de taille à chercher le réconfort dans les grands livres où sont les paroles d’en haut. De cette lecture, je sortais toujours apaisé et fortifié. J’en ai vu d’autres, et qui n’étaient pas des hommes, recourir au même remède dans les passes de chagrin, en revenir fortifiées et consolées. Pourquoi ? À vrai dire, je n’en sais rien. Car enfin, cet homme ne moralise pas, il n’est ni pieux, ni même affectueux, il n’a fait que fixer le spectacle de la vie, de la vie qu’on dit mauvaise, dans un miroir fidèle ; et cette vue exacte de la vie suffit à relever le cœur. Comment cela ? Encore une fois, je n’en sais rien, mais c’est chose d’expérience. Or, je le demande aux plus chauds admirateurs de M. Zola, se réfugieront-ils dans ses livres pour fuir une souffrance ? Pour se distraire, je le veux bien : mais pour y chercher un baume ? Qu’il y ait dans la Débâcle, et dans les œuvres antérieures, des pages d’une vraie, d’une haute beauté, j’en ai témoigné avec joie, les ayant senties ; que ce dernier ouvrage soit à bien des égards un chef-d’œuvre littéraire, j’en tombe d’accord, et je ne lui ai pas marchandé l’éloge littéraire. Mais le critérium des livres n’est pas là, jeunes élèves ; n’en croyez pas vos traités de rhétorique, croyez-en votre mère et plus tard votre amie. Elles vous diront que les bons, les beaux livres, ceux qui ont chance de demeurer quand leur auteur dormira sous terre, ce sont les livres qui nous aident à traverser les pas difficiles. Cela est si vrai qu’en achevant la Débâcle, ayant souffert par cette lecture dans mes plus tristes souvenirs, j’ai pris instinctivement un volume de Guerre et Paix.

Ainsi le voyageur qui s’est baigné dans la Mer-Morte va se laver ensuite dans l’eau voisine du Jourdain ; c’est, vous disent les guides arabes, le seul moyen de se débarrasser du liquide pesant, méphitique et corrosif, qui brûle la peau. La Mer-Morte n’en est pas moins un phénomène curieux et magnifique ; on vient la voir de toutes les parties du monde ; on ne résiste pas à la tentation de s’y plonger. Mais comme elle paraît bonne après, l’eau douce et limpide du fleuve !


EUGÈNE-MELCHIOR DE VOGUÉ.