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acheminés en hâte vers le « beau logement » meublé par Charles-Auguste, tout réjouis de la charmante surprise qu’ils ménageaient au maître de la maison. Leur arrivée fut en effet une surprise, mais la plus désagréable du monde. Goethe était à présent un homme de cour, décidé à se pousser dans les places et les dignités, et il n’appréciait plus du tout les chapeaux blancs à rubans jaunes, ni la familiarité et le langage génial de l’homme naturel. Ses anciens amis lui parurent ridicules et mal élevés, très compromettans vis-à-vis du parti de la noblesse, et il commença par les expédier à l’auberge. Il s’attacha ensuite à leur faire sentir qu’ils avaient manqué de tact en ne faisant pas la différence des temps et des situations, et qu’ils lui étaient, selon sa propre expression, « une écharde dans la chair. » Les candides jeunes gens repartirent de Weimar déçus et affligés. Alors deux mains amies se tendirent vers eux de Francfort, les attirèrent autour de la table ronde de Mme Aia et pansèrent avec tant de bonté les blessures infligées par l’égoïsme, qu’il ne resta dans les cœurs d’autres sentimens que l’affection et la reconnaissance.

C’était aussi à elle que venaient les nombreuses oubliées que son fils avait aimées passionnément l’espace d’un matin, le temps de les mettre toutes vives dans une pièce ou un roman. On sait que c’était sa manière de s’acquitter envers elles ; il appelait cela a mériter par une expiation volontaire l’absolution de sa conscience. » Mme Aia avait des trésors de tendresse pour ces innocentes victimes de l’imagination poétique et elle y gagna d’être la grand’mère adoptive de plusieurs ménages qui auraient pu être celui de son fils. Elle était marraine, — on lui envoyait les enfans, — le mari et la femme lui faisaient des visites ou lui écrivaient des lettres à l’occasion des événemens de famille, — et les souvenirs pénibles s’effaçaient, ici encore, sous son influence.

A ceux qui accusaient son fils de courtisanerie et de servilité, elle put bientôt opposer des preuves visibles et palpables des égards singuliers dont il était l’objet à la cour de Weimar. En 1778, la duchesse douairière Amalia s’arrêta deux fois à Francfort et ne manqua pas un seul jour de venir bavarder rue de la Fosse-aux-Cerfs avec Mme Aia. On juge de l’émotion de la ville et de ce qui se débita de paroles au marché et à la sortie du sermon. La première visite avait été destinée à faire une politesse à Goethe. Les suivantes furent pour le plaisir de la duchesse, que cela reposait des comtesses et des baronnes. Elle ne se lassait pas de l’imprévu de la conversation, chez cette bourgeoise toute unie, de l’originalité que lui donnait l’absence complète de conventions, aussi bien dans les idées que dans les manières. Ce n’est pas que Mme Aia n’eût certaines prétentions aux grandes manières ; elle écrivait à son fils