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après avoir reçu la visite d’un chambellan de Charles-Auguste : — « J’ai fait bien attention à ne pas avoir des explosions de joie chaque fois qu’on prononçait ton nom, selon la vieille habitude de Mme Aia. Je me suis tenue comme si une grande cour avait été ma nourrice. » — Elle se calomniait ; elle n’aurait pas eu tant de succès auprès des princes si elle avait été capable de prendre des airs empesés.

Quand la duchesse repartit, elles étaient sur le pied de s’écrire et d’échanger des cadeaux. La duchesse lui envoie la tabatière obligatoire avec portrait, des dessins ou peintures faits de sa noble main, son buste, des jarretières qu’elle a tricotées et qui se trouvent trop grandes : — « Je les mettrai et les ôterai matin et soir, lui écrit Mme Goethe, avec le respect qui leur est dû, — mais il faut que Votre Altesse ait une bien grande idée de ma corpulence, car chacune en fait juste deux. Tant mieux pour moi ! .. J’en aurai deux paires. » — Ce n’est pas tout de remercier ; Mme Aia prétend ne pas demeurer en reste. Sûre d’elle-même, et sans redouter un instant la comparaison avec aucun cuisinier de prince, elle expédie à Weimar toutes sortes de friandises de sa façon, qui sont appréciées à leur valeur au palais ducal. Elle y joint tantôt un petit ouvrage, tantôt du raisin de sa vigne. Un jour, elle annonce de la filasse pour son fils : — « J’ai appris avec grand plaisir que Votre Altesse filait. Mme Aia a aussi beaucoup filé dans son temps et ça ne va pas encore trop mal. Je suis si contente que le docteur[1] file, que je vais lui envoyer au plus tôt 25 livres de belle filasse bien fine. » — Il est peu connu que Goethe filait. Le fait est pourtant certain. Il collabora même à un Manuel de la fileuse.

Les Francfortois avaient à peine eu le temps de se former une opinion sur tous ces événemens extraordinaires, qu’un second coup de théâtre remit le trouble dans leur esprit. La duchesse Amalia, après tout, n’était pas une princesse régnante ; elle pouvait se permettre des excentricités. Mais son fils, Charles-Auguste, était sur le trône, et c’était en vérité une chose étrange de le voir descendre chez le bonhomme Goethe avec le fils de la maison et y vivre en camarade. Les badauds eurent ce spectacle au mois de septembre 1779. Le 24, Mme Goethe écrit à la duchesse douairière : — « … Notre gracieux prince est descendu (pour nous faire une surprise) à quelque distance de la maison. Ils arrivent tout doucement à la porte, sonnent, entrent dans la chambre bleue. — Votre Altesse se représente Mme Aia assise à la table ronde, — la porte qui s’ouvre, — le docteur qui lui saute au cou tandis que le duc

  1. C’est son fils qu’elle appelle ainsi.