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pour vraie à l’origine, l’accumulation de travail dont ce capital est le résultat ne remonte pas à des époques bien reculées ; si la jouissance des descendans de l’accumulateur primitif, qui possèdent toujours et ne travaillent jamais, ne se prolonge pas déjà depuis assez longtemps pour que les classes déshéritées, qui ne possèdent jamais et qui travaillent toujours, n’aient pas quelque titre à demander la révision de ce qui semble être un privilège éternel, dans une société comme la nôtre, ennemie de tout privilège et très vivement éprise d’égalité. La question a dû se poser, n’en doutons pas, dans plus d’une intelligence droite et honnête.

C’est pour cela qu’il m’a paru important de montrer ici que tous les capitalistes mobiliers, sans exception, sont de date récente, et même très récente, et qu’il n’est pas possible, chiffres en main, qu’il en soit autrement. C’est avec intention que je dis les capitalistes mobiliers ; car tout ce qui précède s’applique exclusivement à eux et non aux capitalistes fonciers. La destinée de ceux-ci est beaucoup plus douce. Les hauts et les bas, inséparables de tout ce qui dure, ont pu atteindre leurs personnes ; mais leurs biens n’ont été affectés en définitive par aucune fatalité fâcheuse. Au contraire, la force des choses, les progrès de la civilisation, travaillaient pour eux, maintenaient ou augmentaient leur valeur.

Ce phénomène est bien saillant déjà lors des rachats de rentes foncières, opérées par les seigneurs au XVIIe siècle. Quand on rachète en Beauce, pour 10 livres, sous Louis XIV, une rente de 17 sous, créée antérieurement sur deux arpens de terre, ces deux arpens de terre valent couramment 200 livres entre vendeurs et acheteurs indépendans. Les 10 livres, moyennant lesquelles le descendant du propriétaire qui avait aliéné le fonds exerce le droit de rachat, réservé par son aïeul, étaient cependant le prix de la terre au moment de la constitution de la rente, qui ne datait peut-être que de cent ou cent cinquante ans. La différence qui sépare 10 livres de 200 nous fait voir que l’argent avait perdu, vis-à-vis de la terre, dans cette courte période, les 19 vingtièmes de sa valeur ; ou, si l’on veut, que le prix de la terre, exprimé en livres, était vingt fois plus élevé qu’auparavant.

Le traitement si opposé, dont les capitalistes mobiliers et fonciers ont été l’objet dans l’histoire, semble devoir prendre fin. La terre avait profité jusqu’ici, pour la vente de ses produits, d’avantages que la facilité des communications dans le monde entier fait presque disparaître. Son monopole est menacé, et, quelques barrières qu’on imagine pour en perpétuer l’existence, il est condamné. Au XVIe siècle, l’étranger nous a envoyé son argent et son or ; au XIXe, il nous envoie son grain et ses bestiaux. On n’a pas