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arrêté l’or ni l’argent, qui ont contribué à spolier d’une façon atroce le détenteur de métaux précieux, en France. Pourquoi arrêterait-on le blé qui gêne aujourd’hui les détenteurs de céréales de notre pays ? On n’a pas essayé de sauver du naufrage, où ses économies se sont englouties, le propriétaire mobilier de jadis ; pourquoi essaierait-on de maintenir à flot le propriétaire foncier d’aujourd’hui ? Et si la terre doit baisser, pourquoi chercher, par la législation, à lui conserver un prix factice ? Lorsque précisément les gouvernemens songent à améliorer le sort de l’ouvrier, en augmentant ses recettes, — ce qui est impossible, — pourquoi ne laissent-ils pas au moins ses dépenses diminuer, — ce qui est possible, — par l’abaissement, ou du moins l’immobilité, du prix de la vie, comparé à l’élévation croissante des salaires ?

Bien que, considérées en elles-mêmes et abstraction faite de leurs possesseurs, depuis 1200 jusqu’à 1892, la fortune mobilière se soit évanouie, tandis que la fortune foncière grandissait, — malgré les mouvemens de reculs, plus ou moins rudes et longs, les terribles krachs, pour me servir d’un mot récent, dont elle a été victime dans les siècles passés, — si l’on fait l’histoire des individus et non pas seulement celle des chiffres, on remarque que toutes les fortunes privées, quelle que soit leur nature, n’ont pas cessé d’être dans un mouvement perpétuel. Le passage de la pauvreté à l’aisance, de l’aisance à la richesse, et le passage opposé de l’opulence à la misère, ont été la règle commune, l’état normal des temps qui nous ont précédés.

Par suite, les allées et venues des familles, du haut en bas et du bas en haut de l’échelle sociale, ont été constantes et très rapides. L’égalité naturelle, qui est au fond de l’humanité, la sélection des intelligences, a joui, non pas, — cela va sans dire, — de la plénitude des droits qu’elle possède aujourd’hui où aucune entrave ne l’arrête, mais de droits beaucoup plus étendus qu’on ne se le figure, étant donnée la construction d’une société qui parquait chacun, en apparence, dans une case infranchissable jusqu’à la consommation des siècles. « Chez les peuples démocratiques, a dit Tocqueville, de nouvelles familles sortent sans cesse du néant, d’autres y retombent sans cesse ; .. la trame des temps se rompt à tout moment et le vestige des générations s’efface… » Cela est vrai, quoique dans une moindre mesure, pour la France féodale ou monarchique des derniers siècles.


V

Ce serait un livre bien curieux que celui qui contiendrait le récit, solidement documenté, de l’existence de cent familles françaises,