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Page:Revue des Deux Mondes - 1892 - tome 112.djvu/648

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suites à craindre, et l’unique malchance que vous puissiez courir, c’est de ne pas faire partager aux hommes votre conviction de leur perversité. Puisqu’il faut un « principe réprimant » qui mesure à l’humanité la satisfaction de ses appétits, qui tienne les passions en bride, qui contrepèse en nous les instigations de la nature, vous l’avez dans cette idée que « la nature est un état de maladie, » dont l’individu ne saurait triompher qu’à force d’attention sur soi-même, et la société par le moyen de lois dont l’objet soit de dégager, l’homme du pouvoir de la nature. La liberté de l’individu, que Bayle réclamait tout à l’heure, se trouve ainsi limitée dans ses effets comme dans son principe. L’homme, s’il en descend, s’oppose à l’animal, et s’en distingue par la conscience même qu’il a de son animalité. De même donc que dans le passé, l’histoire entière de la civilisation est l’histoire de ce que nous avons fait pour nous élever au-dessus de la nature, de même, dans l’avenir, l’objet de la société sera de nous aider à nous débarrasser des obstacles que rencontre encore dans nos appétits ou dans nos passions la réalisation de la morale parmi les hommes. Sans avoir besoin pour cela d’aucune révélation, ni d’aucune religion, la seule considération de la nature suffit à nous convaincre de la nécessité du « principe réprimant. » Ce n’est point d’en haut que nous l’avons reçue, mais de la pratique même de la vie, mais de l’expérience de l’histoire. Les anciens n’en sont-ils pas la preuve, eux dont la religion avait pour ainsi dire divinisé tous les vices ?


La prostitution, l’adultère, l’inceste,
Le vol, l’assassinat, et tout ce qu’on déteste,
C’est l’exemple qu’à suivre offraient leurs immortels.


Cependant ils n’ont pas laissé de punir sévèrement les crimes qu’il semblait qu’autorisât leur religion. C’est qu’ils ont connu la nature, et c’est qu’ils ont conformé leurs lois à la connaissance qu’ils en avaient. Mais au lieu de se contredire jusqu’à ce point, que chez eux la vertu même, en tant qu’elle consistait à s’écarter des exemples des dieux, était une espèce d’impiété, comme le prouve la mort de Socrate, n’eussent-ils pas mieux fait d’être athées qu’idolâtres ? C’est l’audacieuse conclusion de Bayle ; — et je pense que l’on voit maintenant ce que, sous son aspect d’abord un peu paradoxal, elle enferme de vérité.


IV

Mais on voit encore bien mieux qu’elle n’est pas d’un « sceptique, » ou du moins qu’il faut commencer par changer le sens