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familier du mot si l’on veut l’appliquer à Bayle. « Tout ce qu’il y a eu de pyrrhoniens jusqu’ici, nous dit-il en effet lui-même, se sont contentés de nous ôter les affirmations et les négations sur les qualités absolues des objets, mais ils nous ont laissé les actions morales. » Et, ailleurs, d’une façon plus explicite encore, dans l’article Pyrrhon de son Dictionnaire, laissant paraître enfin sa vraie pensée. « Il n’y a que la religion, nous dit-il, qui ait à craindre le pyrrhonisme, car elle doit être appuyée sur la certitude ; et son but, ses effets, ses usages tombent dès que la ferme persuasion de ses vérités est effacée de l’âme. » Mais la morale, pour lui, n’en subsiste pas moins ; et, au contraire, la détacher de la religion, c’est vraiment la fonder en raison, si la société civile, qui se conçoit en dehors de toute religion, — il vient de l’établir, — ne se conçoit pas sans morale.

Que de pareilles idées n’eussent pas fait leur chemin dans le monde, c’est ce qui serait étonnant. Elles avaient, en effet, d’abord, la nouveauté pour elles. Elles avaient l’autorité personnelle de l’homme, assurément l’un des moins suspects qu’il y ait jamais eus de vouloir abriter le libertinage de ses mœurs derrière celui de ses pensées. Elles avaient encore l’air de modération ou de naïveté même dont elles étaient soutenues, sans fracas, sans emphase, et avec cela toutes les ressources de la dialectique de Bayle. Il affirmait peu. Ce n’étaient de sa part que « doutes, » « propositions, » ou « conjectures. » On eût dit qu’il mettait son lecteur de moitié dans ses incertitudes, et que, bien loin de vouloir emporter ou surprendre l’assentiment de personne, il vous conviât seulement à chercher avec lui. Il avait l’art aussi d’égayer les questions les plus graves. Comme le conte fait passer avec lui le précepte, ses plaisanteries faisaient passer ses négations avec elles. « De la manière que l’homme est fait, un conte lascif, disait-il, est une chose qui réveille extrêmement sa curiosité, et qui l’attire par des charmes presque insurmontables. » Et aussi, ses écrits sont-ils pleins de « contes lascifs. » De même encore, son ironie, dont la qualité ne laisse pas d’être souvent douteuse, parfois même assez grossière, n’avait pas moins quelque chose d’engageant ; et ce que l’on eût refusé peut-être d’accorder au philosophe ou au théologien, s’ils s’étaient démasqués, on le donnait, sans trop de résistance, au bel esprit qui les recouvrait. Mais ce qu’il faut surtout dire, c’est que ses écrits paraissaient en leur temps, qu’ils étaient provoqués comme par une espèce de complicité latente, et que partout autour de lui, jusque dans « les maisons de caffé, » on attendait ses « paradoxes » avant qu’il les eût énoncés.

Philosophes et théologiens, catholiques et protestans, jésuites et jansénistes, ultramontains et gallicans, quiétistes, antiquiétistes,