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impossible de le résoudre à y revenir. Sa mère était isolée ; il savait qu’elle n’avait pas d’autre pensée que lui, toujours lui, pas d’autre désir que de le revoir ; néanmoins il ne revenait pas. Chacun le poussait à aller à Francfort, à commencer par son maître, qui voulut enfin l’y ramener lui-même une seconde fois, en 1784, à l’occasion d’un voyage sur le Rhin. Goethe refusa de le suivre et le laissa s’asseoir sans lui à la table ronde de Mme Aia, alléguant « les mauvais souvenirs que lui avaient laissés les cours du Rhin[1]. »

Il n’est jamais à court de prétextes, vis-à-vis de sa conscience ou du public, pour esquiver Francfort, et pas un de ces prétextes qui soit moins misérable, moins puant d’égoïsme que celui de tout à l’heure. Un jour, il a « renoncé à la visite à sa mère pour l’amour de Mme de Stein, » qui le récompense en s’attardant indéfiniment dans une propriété éloignée. Une autre fois, — au moment de revenir d’Italie, — il s’est annoncé rue de la Fosse-aux-Cerfs, et Mme Aia lui a répondu par un cri de joie qui aurait dû lui donner des ailes : « — Quand tu seras ici, il faudra inviter tous tes amis, et quel festin 1 — du gibier, des volailles aussi nombreuses que le sable de la mer, — enfin, une magnificence. Cher fils ! Il me prend une inquiétude que cette lettre ne t’arrive pas. Je ne sais pas ton adresse à Rome, — d’après ce que tu m’écris, tu es à moitié incognito, — je veux espérer que tout s’arrangera pour le mieux. Donne-moi un signe de vie avant ton arrivée ; sans cela je croirai que chaque chaise de poste m’amène mon uniquement-aimé, — et l’espoir trompé n’est pas mon affaire. » Goethe s’annonce de la façon la plus positive, par ses bagages, mais il ne résiste pas à la tentation de faire un crochet sur Nuremberg : Francfort cesse d’être sur sa route, et sa mère l’attend en vain. Il y avait alors plus de huit ans qu’il ne l’avait embrassée.

On ne comprend pas qu’il n’ait pas été touché de la discrétion de cette pauvre vieille qui ne se plaint jamais, ne réclame jamais, et déclare à tout venant qu’elle a eu la belle part, puisqu’elle a mis un Goethe au monde. Elle ne cache pas que son cœur et sa pensée sont à Weimar, qu’elle ne vit que pour le courrier de Weimar : « — Il en va de moi, écrit-elle à la duchesse, à peu près comme du vieux chevalier que Giron de Courtois[2] trouve dans un trou, et qui ne vit là-dedans que des bonnes nouvelles que les esprits lui apportent de son petit-fils Hector (5 octobre 1783). » Un ami qui revient de Weimar, une lettre où on lui parle de son fils,

  1. Heinemann, p. 213.
  2. Héros d’un poème de Wieland.