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fût-elle d’un enfant ou d’un inférieur, et la voilà heureuse pour plusieurs semaines. Ces joies lui font-elles aussi défaut, Mme Aia se distrait par la lecture et la musique, et affirme avec conviction que tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes possible. « — Je ne suis pas une héroïne, dit-elle à son fils, mais je tiens la vie pour une jolie chose. » Et ailleurs, à propos de lectures en commun avec des amis : « — Ah ! il y a pourtant bien des joies dans le monde de notre cher Seigneur Dieu ! Il ne s’agit que de savoir les chercher, — on les trouve alors sûrement, — et de ne pas mépriser les petites. — Combien de joies sont foulées aux pieds parce que la plupart des hommes regardent en l’air, — et ne font pas attention à ce qui est à leurs pieds ! Voilà encore Mme Aia qui fait une tirade ! bonsoir. » Puisque son fils ne pouvait pas avoir tort (c’était pour elle un article de foi), il avait sans doute de bonnes raisons de ne pas venir. Du reste elle se défend toujours, de parti pris, et elle rabroue les gens qui se plaignent à elle qu’il est sec. Mme de Stein avait eu cette mauvaise inspiration lorsque Goethe était parti pour l’Italie sans l’avertir ni lui dire adieu. Elle s’attira cette réplique de la « mère Aia : » « — Quand un affamé, après un long jeûne, s’assoit devant une table bien servie, il ne pense ni à père, ni à mère, ni à ami, ni à maîtresse, jusqu’à ce qu’il ait assouvi sa faim, et personne ne peut le trouver mauvais. »

C’est pendant ces années de solitude que Mme Goethe se lia avec l’enfant qui (ut plus tard la belle reine Louise de Prusse. L’empereur Léopold II était venu se faire couronner à Francfort (1790), et nombre de ses invités étaient logés chez l’habitant. Mme Goethe avait eu pour son lot deux petites princesses de Mecklembourg-Strélitz, leur petit frère et leur dame d’honneur. A peine entrés, ses jeunes hôtes aperçoivent la fontaine qui est encore au fond de la cour et sont pris d’une envie folle d’avoir pompé une fois dans leur vie, comme les heureux gamins des rues : « Je voudrais essayer, » criait Louise, la future reine. La maîtresse du logis les approuve. Cris d’aigle de la dame d’honneur au spectacle scandaleux de trois princes de Mecklembourg-Strélitz occupés à pomper. Indignation de Mme Aia de ce qu’on veuille priver des enfans d’un plaisir aussi innocent. La discussion s’échauffe, Mme Aia pousse la pimbêche dans une chambre et tourne la clé, les enfans exultans pompent à cœur joie.

La dame d’honneur renonça à la lutte et se voila la face, tandis que les princesses gambadaient en chantant de la cave au grenier, que le prince héritier valsait avec Mme la conseillère et que tous les trois couraient à son dîner, une fourchette à la main, pour