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de confectionner, pour son compte, si ses économies lui permettaient d’acheter la matière première. C’était l’âge d’or ; il est bien fini. L’accroissement de la population, la diminution du prix du drap, l’invention de la machine à coudre, l’ouverture des grands magasins, ont modifié du tout au tout la situation du marché. Il a fallu tenir en réserve, prêts à être livrés à la clientèle pressée ou de passage, des vêtemens tout faits, il n’a pas été moins obligatoire de tenir compte des exigences de l’exportation et des bénéfices qu’on en recueille. Le maître tailleur d’autrefois, dont le père et les ascendans avaient habillé des générations, s’est vu annihilé par la révolution économique et sa figure familière a depuis longtemps cessé, d’apparaître au seuil des intérieurs britanniques. Quant au collaborateur ayant vieilli dans la maison, à celui qui, depuis sa jeunesse, n’avait jamais marchandé au patron, presque à l’ami, le concours de son expérience, il est devenu, lui aussi, une exception. On ne le retrouve guère que chez le faiseur à la mode à qui il impose ses conditions, prêt à passer au concurrent pour peu qu’on ose les discuter. Mais c’est bien un privilégié que cet arbitre attitré des élégances du west end et des clubs. L’autre, l’ouvrier de moyenne grandeur, s’est rejeté forcément sur le vêtement à bon marché. De celui-là, les Anglais disent qu’il souffre et que le progrès et l’immigration sont en train de le tuer.

De quelle manière ? Entre la pratique qui apportait sa commande et celui qui l’exécutait, il n’y avait jadis que le patron. Aujourd’hui, les distances se sont élargies, des entrepreneurs ont surgi qui ont séparé l’un et l’autre. Aux propriétaires d’ateliers en vogue, ils ont offert de se charger d’une partie des ordres, de distribuer de la besogne au dehors, de recruter les travailleurs que le chef de maison n’avait plus le temps de découvrir et d’embaucher. Tous deux se sont entendus ; moyennant un prix débattu d’avance, tant par vêtement, le courtier s’est engagé à rendre, à heure fixe, l’ouvrage fini. Mais qu’en a-t-il fait ? a-t-il entrepris, à lui seul, ce que l’industriel jugeait impossible ? Nullement ; il s’est adressé à un membre de la confrérie auquel il a cédé par contrat, sinon la tâche entière, au moins ce qu’il n’était pas capable de terminer au moment voulu. A son tour, ce dernier a partagé l’affaire avec un autre, le troisième avec un quatrième et ainsi l’ouvrage a passé de main en main, chaque intermédiaire prélevant un bénéfice sur le parasite qui venait immédiatement après lui. Remarquons qu’aucun de ces gens-là n’a fait, comme on dit, œuvre de ses dix doigts et que pas un point de couture n’a été fourni par eux. Leur adresse a consisté à subdiviser le travail à l’infini pour obéir à l’impérieuse nécessité d’aller vite. Alors, des catégories se sont créées. Il y a