Page:Revue des Deux Mondes - 1892 - tome 112.djvu/671

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

reparaît et les malheureux travaillent encore. Enfin, vers huit heures du soir, le vendredi, on se lève, rompu, épuisé, mort de fatigue. Calculons maintenant, dit l’homme : pour ces trente-six heures de labeur (à peine coupés par les repas) deux jours de paie, c’est l’usage ; les fractions comme d’habitude : la demi-journée représente huit heures, le quart en vaut quatre. L’argent est compté, nul ne réclame ; ah ! il est bien gagné, celui-là ! Quant au sweater, il a réalisé un tour de force. En un délai incroyablement court et par d’autres mains que ses mains oisives, son drap a été taillé, cousu, doublé, bordé, apprêté et repassé. Aussi, quand il le rapporte ainsi transformé, quels complimens ne reçoit il pas pour sa diligence ! Mais il est modeste, et c’est tout au plus s’il a un sourire quand il empoche son énorme bénéfice.

Pour donner la chasse à ces abus, on a créé un corps d’inspecteurs spécialement chargés de traquer les exploiteurs et de dresser procès-verbal à tous ceux qui retiennent leur personnel au-delà des heures légales. Malheureusement leur zèle est le plus souvent en défaut et ils ne réussissent pas à tenir en échec la multitude des bas sweaters de certains quartiers de Londres. Caves, galetas, greniers, arrière-cour, buanderie, tout est utilisé par ces derniers pour loger leur monde. On a trouvé des jeunes filles, presque des enfans, occupées à tirer l’aiguille dans les endroits qu’il paraissait le plus difficile de détourner de leur affectation naturelle. Positivement, ils déjouent la surveillance, et c’est pour cela que dans un rapport récent de l’inspecteur en chef des ateliers et fabriques de l’East end, on ne relève que soixante-douze contraventions à la loi sur le travail des femmes, à l’occasion desquelles les tribunaux ont infligé des amendes variant entre deux et dix livres sterling. Or, c’est là, de l’avis de tout le monde, un résultat dérisoire. L’administration s’en excuse, argue de l’extrême difficulté qu’elle rencontre à prendre les délinquans en flagrant délit. Elle n’ignore pas que les chambres de couture à l’usage des femmes sont disposées de façon qu’on puisse braver l’éventualité redoutable d’une visite de l’autorité. D’autre part, tous ces gens-là sont solidaires. Le pas du fonctionnaire en tournée officielle, plus ou moins attendu, certainement signalé par quelque confrère, vient-il à retentir dans l’escalier, l’apprentie aux aguets donne l’éveil ; lestement, on fait passer les ouvrières dans une chambre à coucher adjacente au seuil de laquelle l’agent s’arrête impuissant, car il n’a pas le droit d’y pénétrer. D’ailleurs, il existe un moyen bien simple de prévenir une surprise nocturne, toujours possible après tout. L’industriel n’a qu’à imposer à ses employés l’obligation de commencer la journée à six heures au lieu de huit. Alors, on est tranquille,