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que le coupeur du sweater et rirait de pitié d’être comparé à cet esclave. Mais on le copie ; comme tous les artistes il a ses contrefacteurs vers qui se porte la clientèle, alléchée par la différence des prix. Concurrence après tout légitime, si, grâce à l’organisation savante dont nous avons donné une idée, les industriels qui s’y livrent ne spéculaient effrontément sur la misère de leurs employés. Voici le repasseur rétribué à raison de deux livres par semaine pendant quelques mois, salaire suffisant, mais que la morte-saison, les grèves, la maladie réduisent à une moyenne hebdomadaire de vingt-cinq schellings. Il vit, au prix de quelle persévérance et de quels efforts ! L’heure ne compte que lorsqu’il a allumé son feu ; avec des précautions infinies, il en retire le fer qu’il passe lentement sur l’étoffe, après avoir attendu quelques minutes pour amortir l’excès de chaleur qui se dégage de l’instrument. Mais déjà la tête est brûlante, et dans l’atelier, l’élévation de la température redouble la fatigue et le malaise. Cinquante fois, c’est-à-dire pendant un laps de temps de quinze heures et s’il veut faire une journée passable, il recommencera l’opération. Les gens du métier disent couramment qu’au bout de huit ou dix ans, un repasseur est « fini. » Et que dire des malheureuses créatures, des femmes rivées aux spécialités les plus humbles, à la confection de la boutonnière ? Dans les momens de grande presse, les plus agiles peuvent gagner jusqu’à vingt schellings par semaine, mais il faut en déduire deux et demi pour le fil et la valeur des aiguilles, cassées dans la hâte fiévreuse des dernières heures. Sait-on ce que représentent ces dix-sept schellings six pence, ces vingt-deux francs ? La préparation quotidienne de soixante-douze boutonnières au moins, six par vêtement. Un penny pour l’une, tel est le tarif des grosses maisons du West end ; chez les sweaters, il s’en faut qu’on soit aussi magnifique. On paie rarement trois quarts de penny, quelquefois un demi ou trois pence pour les huit, plus communément un penny pour trois, soit 2 fr. 50 par jour à peu près ou 66 pour 100 de moins qu’au quartier riche. On pourrait croire que le plus vif désir de ces femmes est d’obtenir une augmentation de salaires et d’améliorer ainsi leur situation ; point, leur ambition est plus haute ; elles aussi aspirent à quitter l’atelier pour prendre de l’ouvrage à domicile et à en confier l’exécution à des apprenties. Elles rêvent de commander, d’obliger des filles de quatorze ans à travailler douze ou quinze heures, au taux d’un penny les quatre ou cinq boutonnières, et de bénéficier de la différence. Elles y arrivent quand elles sont intelligentes, jolies surtout. A leur tour, les voilà passées maîtresses dans l’art d’exploiter les camarades. Quelques-unes montent rapidement les degrés de l’échelle, s’abouchent