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par un sourire. Mais ce que les Européens admirent surtout au Japon, c’est la Japonaise, la finesse de ses traits et de son teint, ses grâces attirantes, sa coquetterie candide, et l’art tout particulier avec lequel elle enroule autour de sa taille l’obi ou pièce d’étoffe de douze pieds de long, qui se noue par derrière et remplace pour elle avec avantage le corset et la tournure.

Quant aux voyageurs qui ne sont pas de simples touristes et qui courent le monde pour étudier les peuples, leurs lois, leurs institutions, ils ont plus de peine à s’accorder dans le jugement qu’ils portent sur le Japon et sur ses destinées futures. L’empire du Soleil levant a offert dans ces dernières années un spectacle peut-être unique dans l’histoire de l’humanité. Il était gouverné, il y a vingt-cinq ans encore, par ses daïmios ou seigneurs féodaux, qui avaient fait de leur souverain un prisonnier, un muet, une ombre. Ces 250 daïmios, possédant d’énormes revenus et deux millions de serviteurs armés, se faisaient obéir partout d’Oshiu à Satsuma. Quiconque refusait de s’agenouiller sur leur passage était mis à mort ; le moindre de leurs satellites, nourris et vêtus par eux, pouvait impunément faire tomber des têtes, quitte à s’ouvrir à lui-même les entrailles quand son maître l’accusait d’avoir enfreint un seul article du code d’honneur, le plus minutieux qu’on ait jamais inventé.

« Notre empereur, écrivait un historien japonais, a vécu durant des siècles derrière un paravent, sans jamais poser le pied par terre ; rien de ce qui se passait au dehors n’arrivait jusqu’à ses oreilles sacrées. » Le mikado a réussi à briser ses chaînes, il est sorti de servitude, il a anéanti les daïmios. Dès lors, le Japon s’est ouvert aux influences étrangères, il a réformé, refondu toutes ses institutions. Cet empire, qui jadis avait tout reçu de la Chine, s’est mis à copier l’Europe en tout ; il s’est transformé, métamorphosé ; et son souverain n’a pas eu de repos qu’il n’eût octroyé une charte et introduit dans ses États le régime parlementaire. Le fantôme voulait vivre avec les vivans, le muet avait recouvré la parole et demandait à ses peuples d’entrer en conversation avec lui. Cette révolution s’est opérée avec une rapidité sans exemple. « Ce matin, a dit un voyageur, le bambou n’était qu’une petite pousse qu’on avait peine à distinguer dans le gazon ; laissez-le croître, dans vingt-quatre heures il aura la taille d’un bâton de voyage fort respectable, et si vous étiez assez malavisé pour y accrocher votre chapeau, dès demain vous ne pourriez plus le ravoir. » La jeune civilisation japonaise a crû comme un bambou ; mais ces croissances miraculeuses sont toujours inquiétantes. Ces grandes réformes, si hâtivement accomplies, ont-elles quelque avenir ? La maison repose-t-elle sur des fondations sérieuses ? On l’a bâtie entre deux soleils, on n’a pas encore eu le temps de la couvrir ; la verra-t-on crouler