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avant que le comble ait été posé ? Que sera le Japon dans dix ans d’ici ? Que faut-il craindre ou espérer de ses nouvelles ambitions ? S’il venait à se passer quelque grand événement dans le Pacifique, pour qui prendrait-il parti ? Il y a désormais une question japonaise, et il est plus facile de la poser que de la résoudre.

Cette question a été étudiée récemment par un Anglais, M. Henry Norman, qui est le plus lettré, le plus savant et le plus heureux des journalistes. Après avoir appris tout ce qu’on peut apprendre dans les collèges anglais, français, allemands et à l’université américaine de Harward, il a reconnu que sa vraie vocation était de voyager et d’écrire sur tout et partout. Il avait fait jadis une campagne de presse pour empêcher que la chute du Niagara ne fût mise en actions ; il a plaidé depuis bien d’autres causes, bonnes ou mauvaises. La terre lui appartient, il s’y sent partout chez lui. Il a visité la Sibérie, la Corée, la Chine ; il a interviewé les tigres du Tonkin, et, pour le récompenser de sa prodigieuse activité, la providence des reporters lui a fait découvrir, dans le royaume de Siam, une mine d’or qu’il s’occupe d’exploiter : c’est un bonheur qui n’échoit pas à tous ses confrères. Il avait auparavant passé plusieurs mois au Japon et les avait bien employés. Il put s’insinuer dans les bonnes grâces des hommes d’État de Tokio, se procurer ses entrées dans les ministères, dans les bureaux ; un fonctionnaire du service civil fut mis à sa disposition comme traducteur et interprète ; il a de bons yeux, de bonnes oreilles, et, dans cet archipel fortuné où l’on aime à parler, et qui n’est pas, comme la Chine, la région du mystère, plus d’un grand personnage se fit un plaisir de répondre à toutes ses questions[1].

M. Norman est, lui aussi, un admirateur très chaud des villes et des campagnes du Japon, qu’il compare à ce pays des lotophages dont parle Homère, où l’on ne pouvait aborder sans souhaiter d’y vivre et d’y mourir, sans oublier qu’on était en chemin pour retourner dans sa patrie. Il sait mieux que personne tout ce que valent les Japonais. Il ne nous aime pas assez pour les appeler comme d’autres voyageurs les Français de l’Orient ; il les appelle plus volontiers les Yankees du Pacifique, et ces Yankees l’ont séduit par la vivacité de leur intelligence, par leur belle humeur, par leur esprit d’entreprise. Mais c’est à leurs femmes surtout qu’il rend un culte idolâtre. Il déclare qu’il y a dans la Japonaise « un je ne sais quoi d’indéfinissable, qui fascine à première vue et plaît davantage de jour en jour, » que quiconque les a vues de près n’oubliera jamais « ces vêtemens brillans, ces beaux

  1. The real Japon, studies of contemporary japanese manners, morals, administration, and politics, by Henry Norman, illustrated from photographes by the author ; Londres, 1892.