Page:Revue des Deux Mondes - 1892 - tome 112.djvu/821

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

et que nous révèle M. Servaas avec la précision la plus douloureuse. Spinoza, ce penseur, que de nombreux disciples révéraient à l’égal d’un demi-dieu et consultaient comme un oracle, ce novateur hardi qui déjà avait rempli l’Europe du bruit de sa réputation, cet homme auquel, après deux cents ans écoulés, et malgré les anathèmes qu’avait encourus sa doctrine, on devait, au nom du monde savant, ériger solennellement à La Haye même une statue[1], l’ami de Jean de Witt, lut jeté à une sorte de fosse commune. « En fouillant dans un des livres de sépulture, écrit M. Servaas, j’ai trouvé indiquée, sous le numéro 162, une fosse louée dans laquelle Spinoza a été enterré le 25 février. » Or le 20, cette fosse avait déjà reçu un cadavre ; le 25, deux cadavres y avaient précédé celui de Spinoza, et, quelques jours après, trois autres cadavres l’y suivirent. Au bout même de peu de temps, toutes ces misérables dépouilles durent être exhumées pour faire place à de nouveaux arrivans, et, dans le charnier où furent réunis leurs os, rien ne vint distinguer et marquer, au sein de cette poussière, le moindre vestige de ce qui avait été Spinoza.

Où étaient donc, on se le demande, et que faisaient, en de telles circonstances, ses nombreux disciples ? Et surtout comment expliquer l’indifférence de la famille de Spinoza ? Spinoza, en effet, avait encore une famille.


II

Il faut s’empresser de le reconnaître. De son vivant, comme après sa mort, les disciples de Spinoza lui témoignèrent, à leur manière, un attachement invariable. Vivant, après s’être efforcés, mais en vain, de lui faire accepter une existence aisée, ils contribuèrent du moins à la publication de ses premières compositions. De même, après sa mort, s’ils se contentèrent de garantir à Spyck les frais des funérailles de son hôte (car auprès de Spyck ils durent se porter cautions), ce fut avec un soin religieux qu’ils se préoccupèrent, dès qu’ils eurent perdu leur maître, d’imprimer ses œuvres posthumes. C’était le médecin Louis Meyer qui s’était chargé de présenter au public, dans une élogieuse préface, le premier écrit sorti de la plume de Spinoza, cette Exposition trop peu lue des Principes de Descartes[2], laquelle n’avait été en réalité, pour le jeune chef d’école, qu’une occasion de se séparer, avec un

  1. Voyez l’éloquent discours prononcé, lors de cette solennité, le 12 février 1877, par M. Renan.
  2. Renati Des Cartes Principiorum philosophiœ pars I et II, more geometrico démonstratœ per Benedictum de Spinoza Amstelodamensem. Accesserunt ejusdem Cogitata metaphysica, etc., Amstelodami, apud Johannem Riewerts, 1663, petit in-4o.