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vivent les ouvrières. Ils sont cependant les premiers à reconnaître que, sur ce point, la statistique ne peut fournir que d’insuffisantes indications : « La statistique, dit avec raison le rapporteur-général, peut seulement être employée pour constater les résultats de la vie populaire ; elle ne peut pas produire au jour les mobiles intérieurs qui conduisent à ces résultats. Elle peut fournir d’intéressans renseignemens sur le logement, le salaire et les dépenses ; mais, quant à l’honnêteté et à la vertu, ce sont choses qui n’apparaissent point dans des tableaux statistiques. » Ceux qui ont dressé ces tableaux se sont cependant efforcés de les faire apparaître et ils ont eu recours pour cela à un procédé qu’en France assurément, nos statisticiens n’auraient jamais inventé. Assez embarrassés pour choisir un critérium de la moralité des ouvrières, les auteurs de la statistique américaine se sont avisés de rechercher celles qui fréquentaient l’église. Quelle église ? dira-t-on. N’importe quelle église, mais une église quelconque, protestante, catholique, israélite, peu importe. Les résultats de l’enquête sont, sur ce point, assez curieux : sur 16,713 femmes interrogées, 7,709 fréquentaient l’église catholique, 5,854 une église protestante, 369 la synagogue, 6 l’église grecque, 2,309 ne fréquentaient aucune église, 406 n’avaient voulu donner aucun renseignement. On remarquera cette proportion considérable des ouvrières fréquentant l’église catholique dans un pays où la majorité des habitans est protestante. Quant à la proportion des ouvrières qui ne fréquentent aucune église, le rapporteur-général de l’enquête, personnage officiel au plus haut degré, la trouve très élevée et s’en afflige. En France, nous la trouverions peut-être assez faible. Je ne connais rien qui, mieux que cette constatation et ce regret, marque la différence entre les deux pays et les deux républiques.

Cette enquête si complète présente cependant au point de vue qui, pour le moment du moins, nous préoccupe le plus en France, deux graves lacunes. La première est relative à la durée moyenne des heures de travail. Il serait intéressant, en effet, de savoir au prix de quel effort les ouvrières américaines parviennent à se procurer ce gain annuel assez élevé que nous avons signalé. Y a-t-il excès, abus, surmenage, comme on dit volontiers aujourd’hui, ou bien, au contraire, la durée quotidienne du travail des femmes ne dépasse-t-elle pas un sage emploi des forces humaines ? L’intérêt de cette question qui, dans nos vieux pays, est si aigu, paraît avoir échappé complètement aux commissaires enquêteurs. On ne trouverait pas, dans les 631 pages de l’enquête, le plus petit renseignement à ce sujet. Que faut-il conclure de ce silence, sinon qu’aux États-Unis la question de la durée des heures de travail